L’oeuvre médiatique du 11 septembre
Dix ans après le 11 septembre, les médias de flux s'apprêtent à lancer un nouveau "replay". Les mêmes images vont tourner en boucle, rappelant la machine médiatique qui a participé au traumatisme, analyse André Gunthert.
La question revient sans cesse. Comment nous débrouillons-nous avec les milliers d’images auxquelles nous sommes exposés en permanence ? La réponse est simple. L’image n’arrive pas seule, mais accompagnée d’une indication d’échelle qui – par sa taille, sa répétition ou d’autres facteurs de valorisation – situe son importance relative dans la hiérarchie de l’information. Cette indication d’échelle, sans laquelle il nous serait bien difficile de nous orienter dans le paysage médiatique, passe habituellement inaperçue. Elle est pourtant décisive : nous jugeons important ce qu’on nous dit qui est important.
Dès le 11 septembre 2001, les images de l’attentat new-yorkais ont été dotées de la valeur d’information maximale. Retransmises en direct, puis indéfiniment reprises, multidiffusées, commentées, republiées, elles ont été elles-mêmes l’instrument de la construction de leur signification, par un effet de saturation sans précédent de tous les canaux informationnels. Catastrophe bien réelle, 9/11 est aussi, indissociablement, une œuvre médiatique.
Un vieux fantasme
La figure de l’événement partagé en direct par la population à travers la médiation du petit écran est un vieux fantasme des médias, dont on trouve de nombreux exemples au cinéma. Dans Le Jour où la Terre s’arrêta (Robert Wise, 1951), l’arrivée d’une soucoupe volante voit sa construction événementielle se réaliser en temps réel par la retransmission télévisée.
L’apparente magie de cette conjonction suppose la mobilisation d’un dispositif complexe, dissimulé par l’illusion d’immédiateté – au minimum la mise en réseau du public et la disponibilité des moyens audiovisuels au moment adéquat. En dehors d’événements programmés, cette figure s’avère difficile à mettre en œuvre. L’évenement ne se laisse pas capturer si facilement : il faudra attendre l’assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963 à Dallas, pour qu’elle rencontre sa première incarnation télévisée.
Celle-ci est bien différente de la fiction. Nulle image des coups de feu – que les caméras de télévision n’ont pas enregistrés – n’est alors diffusée. L’événement que les Américains partagent en direct n’est pas le meurtre, mais la gestion télévisuelle de son après-coup, entre images insignifiantes et commentaires hésitants, jusqu’à la manifestation visible de l’émotion du journaliste Walter Kronkite, qui ne peut empêcher sa voix de trembler – rupture du code qui témoigne de son caractère exceptionnel.
L’association du direct et d’une large diffusion a favorisé le développement d’une véritable fonction sociale des médias de flux que sont la radio et de la télévision. On mésestime cette capacité du média à mettre en scène et à faire partager ce qui est désigné comme le lot commun. La rentrée des classes, les soldes, les embouteillages des départs en vacances ou l’arrivée de la neige font partie de ces événements qu’on appelle “marronniers”, et qui devraient plutôt être interprétés comme l’élévation au rang de rituel par la “messe” du 20h de ces régularités communautaires qui scandent la vie du plus grand nombre. Le rêve de la télévision est de faire vibrer tous ses spectateurs à l’unisson du même spectacle.
Communion hertzienne
Cette figure de la communion hertzienne n’avait pu s’accomplir dans l’épiphanie du direct que dans une poignée de situations soigneusement organisées : déclarations politiques, mariages royaux, rencontres sportives, sans oublier les premiers pas sur la Lune.
Construction événementielle en temps réel, le 11 septembre participe des rares occurrences qui surprennent le dispositif. Revoir les premières minutes de ce que personne ne sait encore être un attentat permet de comprendre la mise en place de ce mécanisme. Avant même son identification comme attaque terroriste ou son attribution à Ben Laden, la collision d’un avion avec le plus célèbre immeuble de Manhattan est déjà perçue comme un “désastre” et située à un degré élevé dans la hiérarchie de l’information – assez pour mobiliser ses formes de présentation les plus dramatiques. La suspension des programmes par le système des Breaking News, le bandeau de qualification et le commentaire live, qui partage la recherche d’informations en aménageant l’attente de leur confirmation, sont les codes qui ont pour fonction de mettre en scène la confrontation directe avec l’événement.
Il faut un haut niveau de technicité et de professionalisme pour conférer une forme cohérente à cette improvisation en temps réel, qui donne à chaque téléspectateur l’impression de partager l’événement au moment même où il se produit, comme s’il était assis dans le fauteuil du présentateur. Tout ce qui va arriver ensuite – encastrement du deuxième avion, saut dans le vide des victimes, effondrement des tours – était bel et bien imprévu : le scénario rêvé d’un crescendo évenementiel devant les caméras va s’accomplir comme un cauchemar.
Autant qu’au piège de feu des tours jumelles, l’Occident a été pris au piège de sa machine médiatique. Impeccablement huilé, le dispositif qui attendait de longue date de croquer le fait divers s’est fait happer par le 11 septembre. Brèche béante dans le temps télévisuel, la Breaking News ne s’arrêtera plus, s’étirant sur plus de 24 heures, rediffusant sans trève, comme le but d’un match de foot, au ralenti, en gros plan, les scènes les plus spectaculaires de la catastrophe, enfonçant pour toujours dans notre imaginaire ces minutes insoutenables.
Autant que les morts, les blessés, les tours effondrées, le spectacle du 11 septembre a participé du traumatisme infligé aux Etats-Unis. Au moment où l’Occident s’apprête à déclencher une nouvelle fois le Replay de la catastrophe, il est utile de se souvenir que cette blessure n’a pas été infligée par un membre d’Al Quaida, mais par notre propre dispositif journalistique.
Article initialement publié sous le titre “Replay 9/11″ sur L’Atelier des icônes
Crédits photo Flickr CC : by Robert Couse-Baker
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