Grenelle 1794 – Fukushima 2011

Le 3 avril 2011

L'historien Guillaume Mazeau met en perspective le récent séisme au Japon avec d'autres catastrophes passées, et en particulier l'explosion de la poudrerie de Grenelle.

Parmi les événements historiques qui peuvent aider à comprendre le désastre qui vient de frapper le Japon, le fameux tremblement de terre de Lisbonne vient spontanément à l’esprit. En novembre 1755, le séisme, suivi d’un raz-de-marée, provoqua entre 100.000 et 130.000 morts, soit la moitié de la population lisboète. Mais il est aussi connu pour avoir déclenché un vaste débat entre penseurs des Lumières sur la théodicée, le rôle de la Providence dans l’histoire et le sens de la vie humaine.

À la fin du 18e siècle, les événements naturels sont de moins en moins interprétés comme des châtiments divins, mais comme des aléas dépourvus de signification religieuse ou morale. Lorsqu’elle se déchaîne, la nature ne révèle aucun sens caché. Comme les éruptions volcaniques, les séismes ne sont plus seulement vus comme des fléaux mais aussi comme des « catastrophes naturelles », dont l’ampleur dépend de la capacité des hommes à les prévoir et à en atténuer les effets.

Ruines de Lisbonne, gravure allemande, 1755

Même si ses conséquences humaines sont terribles, probablement plus de 10.000 morts, le séisme du Japon révèle combien la vulnérabilité des populations varie selon leur degré de développement : comment oublier le tremblement de terre qui a ravagé Haïti en 2010, responsable de 200.000 morts et de millions de sans-abris, qui vivent encore aujourd’hui dans les ruines ?
En outre, l’événement naturel se transforme d’autant plus facilement en catastrophe qu’il affecte les intérêts du plus grand nombre. En 1783, la série de secousses qui touche la région de Messine fait trois fois plus de victimes qu’à Lisbonne mais comme elle concerne surtout des populations paysannes et qu’elle ne menace pas l’économie transatlantique, elle est bien moins couverte par la presse européenne. Faute de sources, elle est aujourd’hui moins connue des historiens.

Ville de Messine après le tremblement de terre

L’empathie de l’opinion mondiale est sélective

Aujourd’hui, alors que nombre de puissances ont fait le choix de l’industrie nucléaire, ce qui fascine tant les médias dans ce qui arrive au Japon n’est pas tant le séisme ou le tsunami que le risque d’une explosion des réacteurs de la centrale de Fukushima. Plutôt que de mobiliser le souvenir de Lisbonne, 1755, c’est donc plutôt à Grenelle, 1794, qu’il faut penser. Totalement oublié, l’événement est pourtant bien plus utile pour comprendre les enjeux politiques que posent aujourd’hui les risques naturels, qui s’accompagnent aujourd’hui presque toujours de risques technologiques.

Revenons sur les faits. Le 31 août 1794, à sept heures du matin, en plein Paris, la poudrerie de Grenelle, construite pour répondre aux besoins de la guerre, explose, détruisant les environs immédiats, propulsant des débris à plus de dix kilomètres et laissant plus de 1.000 morts. Mal connu et même largement oublié, le premier accident technologique de l’histoire européenne est pourtant identifié par un document [pdf] édité en 2006 par le ministère de l’Environnement comme l’événement qui aurait inspiré les premières lois de régulation des nuisances industrielles (1810). Repris par de nombreux experts et historiens, ce document construit une image rassurante : dès l’origine de l’industrialisme, les autorités politiques françaises auraient presque immédiatement pris conscience de la dangerosité des installations pour la santé des populations et mis en place une législation prévenant les pollutions et risques industriels. De Grenelle (1794) à AZF (2003), l’État responsable aurait ainsi constamment rempli sa mission de protection des populations face au développement de l’industrie. Les travaux de l’historien Thomas Le Roux (voir sa page) permettent aujourd’hui de remettre en cause cette légende.

Le drame n’entraine aucune loi sur la régulation des risques industriels

Parce qu’elle touchait un domaine relatif aux intérêts de l’État (la défense nationale) et que personne ne souhaitait brider le développement de l’industrie naissante, l’explosion de la poudrerie de Grenelle n’inspira directement aucune loi sur la régulation des risques industriels. Bien au contraire : dès 1794, malgré le traumatisme causé, malgré les signaux d’alarme tirés par certains experts, malgré les pensions versées aux familles des victimes, l’événement est rapidement occulté par les autorités. Les industries sensibles, liées à la sécurité nationale, sont ainsi délibérément tenues à l’écart de la législation sur les établissements insalubres de 1810, surtout destinée à limiter les pollutions massives engendrées par l’industrie chimique. La régulation des risques liés aux industries de guerre est, quant à elle, cantonnée dans un cadre législatif dérogatoire.

Peut-on, au nom des intérêts supérieurs de l’État, soustraire un certain nombre d’activités industrielles jugées vitales à l’indépendance politique ou énergétique, à la nécessité de protéger les populations et au droit de regard de la société civile ? C’est la question que posent, à plus de deux siècles de distance, les événements de Grenelle et de Fukushima. Mais si dans ce domaine, la raison d’État et l’opacité des autorités politiques restent importantes, les voix qui s’élèvent aujourd’hui pour demander un débat sur l’avenir du nucléaire en France montrent que depuis la fin du 18e siècle, rien n’est plus pareil : grâce aux progrès démocratiques, à la liberté de l’information et à la prise de conscience de la montée des risques technologiques, les citoyens disposent de ressources politiques dont leurs ancêtres étaient totalement dépourvus pour se saisir de leur destin.

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Publié initialement sur le blog Lumières du siècle sous le titre “Accidents technologiques et démocratie, du Japon à Grenelle”

Crédits photos et illustrations via Wikimedia Commons : par Sandover at en.wikipedia [Public domain], de Wikimedia Commons, sauf vignette de une : gravure extraite du document du ministère de l’Environnement cité dans le billet.

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