OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Internet ça change la vie http://owni.fr/2012/11/07/internet-ca-change-la-vie/ http://owni.fr/2012/11/07/internet-ca-change-la-vie/#comments Wed, 07 Nov 2012 16:08:50 +0000 Laurent Chemla http://owni.fr/?p=125253

Un des problèmes majeurs qu’on rencontre, quand on essaie de comprendre l’impact d’Internet dans nos sociétés, c’est de prendre le recul nécessaire : il est si difficile d’imaginer notre vie sans lui qu’on n’arrive pas à voir ce qu’il change. Il nous manque la possibilité de comparer notre monde à un monde sans réseau informatique global pour appréhender vraiment tout ce qu’il a changé et tout ce qu’il changera.

Il est plus facile – du coup – de tenter l’exercice de l’allégorie.

Il était une fois

Imaginons quelque chose de vraiment très improbable : les Mayas se sont plantés et la fin du monde n’est pas pour dans un mois.

Imaginons que, du coup, notre technologie continue d’évoluer et que d’ici une dizaine d’années un groupe de hackers invente dans son coin une imprimante 3D capable de reproduire à peu près n’importe quoi, au niveau moléculaire. Tant qu’à faire d’imaginer l’improbable, pourquoi pas ça ?

Son coût initial est très élevé, mais – dès sa conception – il tend vers zéro du simple fait de son existence : elle peut se reproduire elle-même à l’infini à partir de matériaux de base à très faible coût.

Au tout début, les fichiers sont rares. Le réplicateur ne sait reproduire que quelques rares objets : des yoyos, des chaussures de sport (sans les lacets) et des claviers d’ordinateur. Les informaticiens qui s’amusent avec les premiers modèles produisent des claviers de toutes sortes et des chaussures qui donnent l’heure. Et ils jouent au yoyo. Mais très vite sur Internet apparaissent des projets d’écriture de fichiers permettant la reproduction d’objets de plus en plus complexes et on voit bientôt arriver des stylos-plume, un succédané de viande, des batteries et des télécommandes de télé. Un type affirme pouvoir reproduire des chatons vivants. Personne ne le croit vraiment, mais le buzz “création de la vie” pousse le grand public à s’équiper.

Une nouvelle économie

Dix ans plus tard, le réplicateur est devenu un équipement standard présent chez tout-un-chacun. La qualité des objets produits n’est pas toujours au rendez-vous, mais leur coût est si bas que leur durée de vie importe peu et, quand un objet se casse, le réplicateur peut réutiliser ses matériaux pour en fabriquer un neuf en quelques minutes.

Quelques grandes entreprises vendent encore des fichiers chiffrés qui ne fonctionnent que sur les appareils de leur marque et permettent de créer des pièces de très bonne qualité, mais quelles que soient les protections mises en place, des copies apparaissent toujours en quelques mois sur les réseaux pirates.

Peu à peu, une nouvelle économie se met en place.

Plutôt que des produits finis, le public n’achète plus que les matériaux bruts les plus rares (ceux que leur machine ne peut extraire en assez grande quantité des déchets dont on la nourrit). Presque toutes les industries du passé souffrent et déclinent, en dehors de celles qui ont su assez tôt se reconvertir en apportant de réels services (livraison à domicile dans l’heure, nouveaux designs innovants, prix tenant compte de la quasi-disparition des coûts de production…).

Face au changement inéluctable, la réaction a tardé à se mettre en place. Les puissants, n’ayant eu aucun besoin d’utiliser la nouvelle technologie pour se payer ce qu’ils voulaient, n’ont pas compris très vite ses implications et ont du mal à accepter de voir partout autour d’eux des romanichels équipés de montres plus chères – théoriquement – que les leurs. Ils se rebellent face à ce manque de savoir-vivre évident. Ayant l’écoute des pouvoirs en place, ils demandent (et obtiennent) le vote d’une loi interdisant de se nourrir de reproduction numérique de caviar, mais Le peuple n’en tient pas compte et – après avoir beaucoup ri – continue de manger ce qu’il peut fabriquer gratuitement.

Un monde nouveau

Arrêtons là notre petite science-fiction, je vous laisse imaginer la suite de la longue liste des changements économiques et sociaux qu’une telle invention impliquerait.

Un nouveau monde est né. Un réplicateur ne serait – dans le monde analogique – rien de moins que ce qu’est Internet dans monde numérique : une machine à copier n’importe quoi pour un coût qui tend vers zéro.

Les nouvelles puissances de ce monde ne sont pas celles qui héritent du pouvoir de leur parents, mais celles qui ont assez d’imagination pour deviner les usages et les besoins de demain. Le savoir n’est plus réservé aux élites capables de se payer les écoles les plus chères : il est accessible à tous, partout, en permanence. Il suffit de savoir utiliser un moteur de recherche et d’avoir un peu de temps pour apprendre presque n’importe quoi (j’ai réparé moi-même ma chaudière la semaine dernière : un acte qui ne me serait même pas venu à l’esprit il y a 10 ans à peine).

Petit à petit, ce savoir va inonder nos sociétés, en commençant – quoi qu’on pense d’eux – par ceux qui sont nés dans ce nouveau monde et qui ne pourront jamais imaginer qu’on ait pu un jour vivre dans un monde sans Wikipedia. Tout va changer (oui lecteur de mon âge : beaucoup plus encore que ce que tu crois pouvoir imaginer). Le savoir est le moteur de notre espèce, et nous venons de passer directement de la rame au réacteur.

Déclencheur

“L’Internet arabe était perçu comme l’Internet de Ben Laden”

“L’Internet arabe était perçu comme l’Internet de Ben Laden”

Les révoltes arabes ont consacré le rôle des réseaux sociaux, admis par certains, contestés par d'autres. Dans son ...

On parle beaucoup, par exemple, de l’utilisation des réseaux sociaux dans les révolutions arabes. Mais, même si je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, je prétends qu’Internet a eu non seulement un rôle d’accompagnateur de la colère des peuples, mais aussi et surtout de déclencheur de cette colère (je ne dis pas que ce fut le seul, bien sûr). Comment imaginer que toute une génération, qui a eu toute sa vie sous les yeux – via Internet – l’opulence des pays occidentaux, puisse accepter la misère comme seul horizon en arrivant à l’âge adulte ? Surtout si elle a – en plus – les moyens de s’organiser en dehors du contrôle du pouvoir…

Qu’ils continuent donc, nos chers politiciens formés dans les grandes écoles du passé, à n’écouter que leurs amis arc-boutés sur des modèles dépassés. Qu’ils continuent donc à vouloir limiter l’accès libre à la culture, à tenter de préserver des industries moribondes, à limiter les libertés pour garantir encore et toujours des revenus indécents aux élites qui ont leur oreille. Qu’ils continuent donc, et ils verront que les jeunes arabes ne sont pas les seuls à être révoltés par les méthodes des puissants pour conserver le pouvoir. Ni à savoir s’organiser.

Aujourd’hui déjà, tous les jours, on peut voir des géants industriels plier devant la colère de leurs clients, quand les réseaux sociaux s’emparent de tel ou tel scandale avéré. Nos gouvernants, pendant ce temps, préfèrent plier devant quelques centaines de “pigeons” riches et puissants.

Aujourd’hui déjà, chacun peut anticiper la fin des industries culturelles dont les modèles étaient basés sur l’économie de la rareté (de l’offre, des ondes hertziennes, de l’espace physique des rayons de la FNAC…). Nos gouvernants, pendant ce temps, préfèrent imaginer comment financer les jouets éditoriaux de leurs amis médiatiques, comment garantir les rentes de quelques-uns au prix des libertés de tous les autres.

Oublions-les.

On achève bien les dinosaures

On achève bien les dinosaures

Copinage, incompréhension, contre-sens. Nos représentants politiques sont les seuls à croire encore que le Web est ...

Qu’ils persistent encore et on verra alors – la crise aidant – que l’exemple tunisien peut très bien s’exporter aussi en Occident.

Oublions-les. Ils ne vivent pas dans le même monde que nous.

Qu’ils se retranchent donc derrière leurs miradors, qu’ils persistent à ne pas voir la façon dont le monde a été transformé par le seul fait qu’Internet existe, tout comme il sera transformé quand apparaîtra le réplicateur.

Ce n’est pas leur monde, c’est le nôtre. Nos Ben Ali locaux, enfermés dans leurs villas luxueuses et traversant le vrai monde dans leurs berlines aux vitres fumées, ne veulent pas, ne peuvent pas voir la réalité qui les entoure.

Tant pis pour eux. Ignorons-les. Il n’est même pas besoin de les renverser : il suffit de les laisser vivre entre eux dans leur loft videosurveillé pendant que nous inventerons l’avenir ailleurs. Qu’ils votent leurs HADOPI : nous créerons d’autres cultures que celles qu’ils protègent, et d’autres moyens de la partager. Qu’ils fassent disparaître les journaux de leurs amis des moteurs de recherche : nous irons nous informer dans les blogs, les timelines, les reportages diffusés par nos semblables. Qu’ils imposent donc des limites à Internet tel qu’il est : nous saurons le transformer en réseau full-mesh résolument incontrôlable.

Leurs analyses, leur savoir-faire ? On voit ce qu’ils valent quand le rapport tant attendu pour redresser notre économie ignore superbement tout ce qui touche aux nouvelles technologies et n’utilise sur 11 pages qu’une seule fois le mot “Internet”.

Ils ne servent à rien. Laissons-les manger leur caviar entre eux et passons à la suite de l’histoire sans eux.

Les nouvelles structures se mettent en place, tranquillement, en dehors des modèles anciens. AMAPs, SELs, logiciels et cultures libres, jardins partagés… l’économie solidaire est en plein développement, hors des sentiers battus du capitalisme centralisateur.

Et s’il manque encore, pour bien faire, un moyen d’assurer le gite et le couvert, pour tous en dehors de l’ancien monde, je ne peux qu’espérer, vite, la création du réplicateur.


Les plus anciens (j’ai failli écrire “vieux”) d’entre vous trouveront sans doute quelques similitudes entre ce billet et un précédent tout aussi vieux qu’eux (houlala, 13 ans déjà). C’est normal : considérez ceci comme une mise à jour.


Illustrations de l’internet par Ssoosay (CC)

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Aux origines de la cyberculture: LSD et HTML http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/ http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/#comments Wed, 04 May 2011 14:16:07 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=61024 Cliquer ici pour voir la vidéo.

Juillet 1947. La revue américaine Foreign Affairs publie un rapport, rédigé par un certain M. X, qui modèlera la seconde moitié du vingtième siècle : « Les sources de la conduite soviétique ». Sur fond de réquisitoire contre la « poursuite d’une autorité interne illimitée » par le régime communiste, M. X, alias George Foster Kennan, alors directeur des affaires politiques du département d’État développa la stratégie du containment,ou endiguement en français. Kennan écrit :

Il est clair que le principal élément de toute politique des États-Unis à l’égard de la Russie soviétique doit être de contenir avec patience, fermeté et vigilance ses tendances à l’expansion.

Mal comprise, de l’aveu même de Kennan, cette idée de containment influença la Doctrine Truman et devint l’une des pierres angulaires de la politique des États-Unis envers l’URSS tout au long de la Guerre Froide.

Investir dans l’éducation au XXIe siècle

8 Avril 2011. En pleine bagarre budgétaire au Congrès américain, le Pentagone a discrètement sorti un rapport, le National Strategic Narrative, pondu par M. Y, en clin d’œil au texte de George Kennan. Derrière M. Y se profilent deux membres du Comité des chefs d’États-majors interarmées : le capitaine Wayne Porter et le Colonel Mark « Puck » Mykleby. Tout en rappelant qu’il ne reflète que le point de vue de ses deux auteurs et non pas celui du Pentagone (qui a néanmoins autorisé sa diffusion), ce document tente de jeter les bases d’une nouvelle stratégie américaine pour le 21e siècle. Porter et Mykleby conseillent aux États-Unis de cesser de concevoir leur rapport au monde sous l’angle de la défense et d’investir davantage « d’énergie, de talent et de dollars dans l’éducation et la formation des jeunes Américains » que dans les dépenses militaires.

Ainsi, le National Strategic Narrative explique qu’il est temps de passer, outre-Atlantique, d’une stratégie de containment (qui a prévalu « pour les Soviétiques, puis pour les terroristes ou la Chine ») vers un nouveau concept : le sustainment (durabilité). En clair, les États-Unis devraient mettre l’accent sur « l’influence » politique plutôt que sur le « contrôle » et se focaliser sur leur prospérité interne tout en regagnant « leur crédibilité » sur la scène internationale. En évitant, suggèrent Porter et Mykleby, de se mettre des communautés entières à dos en abusant du label « terroriste ».

L’un des paragraphes les plus intéressants de ce rapport est dédié à Internet et à sa reconnaissance comme facteur essentiel de ce « monde en changement perpétuel » décortiqué par les deux Monsieur Y. En une poignée de phrases, il résume la perception de la toile que peuvent développer des stratèges américains:

L’avènement de l’Internet et du world wide web, qui ont inauguré l’ère de l’information et vivement accéléré la mondialisation, a engendré des effets secondaires dont les conséquences doivent encore être identifiées ou comprises. Parmi ces effets, on constate : l’échange anonyme et quasi-instantané des idées et des idéologies, le partage et la manipulation de technologies sophistiquées et auparavant protégées, un « networking » social vaste et transparent qui a homogénéisé les cultures, les castes et les classes, la création de mondes virtuels complexes [...]. Le worldwide web a aussi facilité la diffusion de propagandes et d’extrémismes haineux et manipulateurs, le vol de la propriété intellectuelle et d’informations sensibles, [...] et suscité la perspective dangereuse et dévastatrice d’une cyberguerre [...]. Que cette révolution pour la communication et l’accès à l’information soit vue comme la démocratisation des idées ou comme le catalyseur technologique d’une apocalypse, rien n’a eu autant d’impact sur nos vie depuis cent ans. Nos perceptions de nous-mêmes, de la société, de la religion et de la vie ont été mises au défi.

Propagande, apocalypse, cyberguerre : la vision est volontiers anxiogène. Elle n’en est pas moins logique pour le prisme militaire américain et réaffirme quelque chose qui, pour beaucoup, sonne comme une évidence : Internet s’est, en une vingtaine d’années, installé comme un pilier essentiel du monde occidental. « Internet est notre société, notre société est Internet », établit un manifeste de blogueurs et journalistes allemands publié en 2009, précisant que Wikipédia et Youtube font autant partie du quotidien que la télévision.

Le grand bouleversement

Dès 1981, Dean Gengle, pionnier du net au bord de l’oublie (713 résultats Google, pas de page Wiki) et membre éminent de CommuniTree, l’une des premières « communautés virtuelles » à tendance hippie proposait la création d’un Electronic Bill of Rights (Déclaration des droits électroniques) . Envoyer et écrire des mails, tenir des « réunions électroniques », mener des transactions financières, accéder à des bibliothèques d’information, arranger ses voyages, « bouleverser, en général, la manière dont nous faisons les choses » : la révolution de la communication impliquait, pour Gengle, l’intensification de ces usages. Son Bill of Rights, réclamant en particulier le respect de la vie privée dans la sphère électronique, n’aboutira pas. La suggestion d’Al Gore, en 1998, de poursuivre une initiative similaire non plus.

Les cieux de ce nouveau cosmos électronique nécessitaient ainsi d’être protégés et les droits de l’homme devaient y être garantis comme dans l’univers tangible. De nombreux textes, manifestes, codes de principes ont également rappelé, ces trois dernières décennies, que l’Internet appartient au public (par exemple, le Bill of Rights on Cyberspace du journaliste américain Jeff Jarvis). Mieux : Internet n’est pas un simple média, mais bien un lieu public. Dans La démocratie Internet, le sociologue français Dominique Cardon réfute une idée répandue qui voudrait que l’armée américaine, plongée dans sa Guerre Froide, soit seule à l’origine d’Internet.

Cette dernière aurait effectivement contribué à son développement initial, en finançant l’équipe de recherche qui « a conçu les premiers protocoles de transmission du réseau ARPANET », l’ancêtre d’Internet. Mais le net et, surtout, la philosophie qui le sous-tend, explique Cardon, seraient avant tout issue du mariage entre le tourbillon de la « contre-culture américaine » des années 60 et du « monde de la recherche ». Pas étonnant que Timothy Leary, apôtre du psychédélisme, se soit exclamé que « le PC était le LSD des années 90 !».

L’une des plus vieilles communautés virtuelles encore en activité, the WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), sorte de proto-MySpace engendré « bien avant que l’Internet public ne soit lâché » , a été fondée en 1985 par Stewart Brand. Brand, plus connu pour avoir édité un monument de la contre-culture, le Whole Earth Catalog, demeure l’un des derniers vestiges de l’âge d’or de l’acide. Un maigrelet aux cheveux blonds qui portait un disque étincelant sur le front, arborant pour tout vêtement un collier de perles et un survêtement blanc de garçon boucher parsemé de médailles du Roi de Suède, comme le décrit Tom Wolfe en 68 dans The Electric Kool-Aid Acid Test. Son dernier trip, selon ses souvenirs pas si brumeux qu’il n’y paraît, il se le serait pris en 1969, tiens donc, aux côtés des hippies du Hog Farm et de Ken Kesey, l’auteur de Vol au dessus d’un nid de coucou.

Ovni éditorial, bible hippie

Le Whole Earth Magazine cumulait le statut d’ovni éditorial et de bible hippie. On y parlait autant, rappelle l’universitaire Fred Turner dans De la contreculture à la cyberculture, de flûtes en bambou, de construction de dômes futuristes pour habitat autonome que de musique générée par ordinateur . L’édition de mars 69 appelait Nixon à faire de la planète terre un parc national protégé. Imbibée des théories cybernétiques, la chair éditoriale du Whole Earth résidait dans une croyance aux antipodes d’Orwell : la technologie, loin d’être oppressive, pouvait se révéler libératrice, et ce serait, selon Fred Turner, le Whole Earth qui aurait « créé les conditions culturelles grâce auxquelles les micro-ordinateurs et les réseaux informatiques auraient été perçus comme les instruments » de cette « libération ».

Steve Jobs, le maître de la pomme himself, a salué le Whole Earth Magazine comme un embryon de « Google 35 ans avant Google » . Tout en dédiant de nombreuses pages à des programmes informatiques « révolutionnaires », Stewart Brand organise en 1984 la première conférence de hackers. Ce « Woodstock de l’élite informatique » , tenu dans une vieille base militaire de la baie de San Francisco, aurait été inspiré par la sortie, la même semaine, du livre de Stephen Levy Hackers – Les héros de la révolution informatique. Avec cet ouvrage, Levy tentait de décoder et d’établir les grandes lignes de l’éthique de ces géniaux programmeurs dopés aux lignes de code qui accouchèrent de l’ordinateur personnel.

Vingt-cinq ans plus tard, Levy revenait dans Wired sur les principes esquissés dans son livre :

Certaines des notions [de cette éthique] sont aujourd’hui à se cogner le front d’évidence mais étaient loin d’être acceptées à l’époque – comme l’idée que ‘Vous pouvez créer de l’art et de la beauté sur un ordinateur’. Un autre axiome identifiait les ordinateurs comme des instruments de l’insurrection, conférant du pouvoir à chaque individu doté d’une souris et de la jugeote suffisante – se méfier de l’autorité, promouvoir la décentralisation. Mais le précepte qui me semblait le plus central à la culture hacker s’avéra aussi être le plus controversé : toute l’information doit être gratuite.

Cette sentence est dérivée de la bouche visionnaire de Stewart Brand, qui résuma un des principaux antagonismes de la cyberculture :

D’un côté l’information veut être onéreuse, parce qu’elle est tellement précieuse. Une bonne information au bon endroit change votre vie. D’une autre côté, l’information veut être gratuite [free], parce que le coût de sa publication diminue sans cesse. Ces deux idées se combattent l’une l’autre.

Les mots de Brand ont été amplement commentés. Free voulait-il dire gratuit ? Ou libre, comme dans logiciel libre, dont les codes sont ouverts à leurs utilisateurs ? Les deux, sans doute.

La génération numérique

Dès le début des années 80, cette opposition (information chère/information gratuite) s’était déjà matérialisée. Certains hackers partirent du côté des logiciels commerciaux, protégés contre la copie. D’autres, dont Richard Stallman, le père du mouvement du logiciel libre, choisirent la coopération plutôt que la compétition. En 1993, le magazine technologique Wired fut fondé. Ouvertement libertarien, il est donc allergique à l’action de l’État (et à son autorité) tout en défendant bec et ongles les libertés individuelles, dont celle d’entreprendre et d’innover. Parmi les collaborateurs du premier numéro, six venaient du Whole Earth Catalog, dont Stewart Brand. Selon Fred Turner, Wired estimait que cette « génération digitale » allait « ébranler les sociétés commerciales et les gouvernements », « démolir les hiérarchies » et installer à leur place « une société collaborative ».

Le rêve ne s’est pas encore réalisé. Internet « est notre société ». On y compte beaucoup. Dollars, euros, yuans. On y consomme allégrement. On y raconte parfois des mensonges qui se muent en réalités. On y voit agir une kyrielle de gouvernements, à coups de lois et de commissions. Sans compter les sociétés privées. Certaines, comme Facebook, créent presque un « Internet clos» dans l’Internet, tellement la plateforme est recroquevillée sur elle-même. Mais tout ne s’arrête pas là. Internet n’est pas qu’un labyrinthe a priori anarchique, c’est aussi une fabrique de contre-pouvoir, « un laboratoire, à l’échelle planétaire, des alternatives à la démocratie représentative », écrit Dominique Cardon.

Sur la face la plus exposée du Net, on y voit des révoltes amplifiées, à l’international, par les médias sociaux mais aussi des révolutions soit-disant Twitter qui n’en sont pas vraiment (en Moldavie ou en Iran). On y suit les péripéties d’un hacker qui se serait surnommé, à 16 ou 17 ans, Mendax (le menteur, en latin), avant de devenir l’icône médiatique du whistleblowing. En 2008, Julian Assange estimait que son projet, WikiLeaks avait changé les résultats des élections kényanes de 10% après avoir fait fuiter des documents accablants sur la corruption du régime de Daniel Arap Moi.

Sur d’autres versants de la Toile, souvent moins exposés, les questions s’agglutinent. Comment garantir la vie privée, facteur clé de la démocratie, et les libertés civiles sur Internet ? Quel sont les intentions de nos gouvernements face au réseau ? Comment aborder la question du copyright ? Comment utiliser cette « place publique » comme vecteur de transparence voire d’un changement social plus profond ? Comment y garantir la liberté d’information ? Ces questions, des citoyens, fins explorateurs de la toile et souvent hackers, s’en sont emparées, agissant même au-delà des aspects liés au réseau. On les range, avec excès, dans la catégorie « activisme », « alors que non, ce qu’ils font, c’est de la politique », estime Jean-Marc Manach, journaliste à OWNI et Internetactu.net, plongé dans le net depuis 1999.

Pendant quelques mois, Geek Politics va se creuser le front, rencontrer du monde, de Berlin à l’Islande (on peut toujours croiser les doigts) en passant par la Belgique, tenter de plonger dans le débat, ramener des images et du son, du texte, et, avec vous, essayer d’un peu mieux comprendre en quoi Internet change nos démocraties et l’espace public.


Article initialement publié sur Geek Politics sous le titre : “Du LSD aux lignes de codes : genèse fragmentaire d’une cyberculture”

Vidéo réalisée par Dancing Dog Productions (quentin noirfalisse/adrien kaempf/maximilien charlier/antoine sanchez)

Crédits Photo FlickR by-nc-nd 7E55E-BRN / by-nc Intersection Consulting / by-nc-sa 350.org

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http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/feed/ 13
Pourquoi la “révolution douce” du télétravail ne prend pas? http://owni.fr/2011/03/29/pourquoi-la-revolution-douce-du-teletravail-ne-prend-pas/ http://owni.fr/2011/03/29/pourquoi-la-revolution-douce-du-teletravail-ne-prend-pas/#comments Tue, 29 Mar 2011 06:30:30 +0000 paristechreview http://owni.fr/?p=53876 Il y a presque 40 ans, le télétravail semblait sur le point de devenir la norme. C’est toujours le cas aujourd’hui. Pourquoi cette révolution est-elle si lente – et à quoi ressemblera le monde du travail de demain si elle finit effectivement par aboutir?

En 1973, lorsque Jack Nilles [EN], ancien ingénieur en télécommunications à la NASA, étudia pour la première fois la possibilité d’utiliser l’électronique pour travailler à distance, il fut impressionné par tous les avantages potentiels que cela représentait. Il n’était nul besoin d’être un scientifique chevronné pour en comprendre l’intérêt. La société économiserait des milliards en essence et en heures de travail productives. Les entreprises verraient chuter les dépenses liées à leurs locaux et auraient des équipes bien plus fraîches et dispos. Quant aux employés, libérés des heures passées sur l’autoroute et dans les trains de banlieue, ils bénéficieraient d’une meilleure qualité de vie, avec plus de temps, d’énergie et d’argent disponible pour leurs amis et leur famille.

Nilles, qui a quitté le gouvernement en 1972 pour mener des recherches interdisciplinaires à l’Université de Californie du Sud, à Los Angeles, appela cette nouvelle opportunité le « telecommuting » (télétravail en français). Au milieu des années 70, se rappelle-t-il aujourd’hui, il pensait que le télétravail deviendrait la norme dix ou vingt ans plus tard.

Vous avez dit révolution ?

40 ans plus tard, nous sommes pourtant toujours coincés au bureau. Alors même que le monde a adopté les e-mails, Internet, les téléphones portables et aujourd’hui les réseaux sociaux, beaucoup d’entre nous font toujours de longs trajets au volant, aller et retour – et s’assoient souvent devant le même ordinateur portable qu’à la maison. Même aujourd’hui, la plupart des sondages montrent qu’aux Etats-Unis et en Europe, le télétravail est relativement rare. Si le fait de travailler à distance une partie du temps devient de plus en plus fréquent, moins de 2 % de la population télétravaille à plein temps dans les deux régions.

Dans l’ensemble, c’est comme si une partie du futur n’était pas encore arrivée, « un peu comme quand, enfant, vous imaginiez que nous irions tous travailler en voiture volante », explique Jon Andrews, consultant à PricewaterhouseCooper (PwC) à Londres.

Il y a de bonnes raisons pour lesquelles nous n’en sommes pas encore aux voitures volantes, mais qu’en est-il du télétravail ? Les réponses ne sont pas évidentes. Certaines études suggèrent que cela fonctionne bien. « Les télétravailleurs sont plus satisfaits de leur travail et le fait d’être loin du bureau la majeure partie du temps est source de beaucoup d’avantages », affirme Kathryn Fonner, professeur assistant de communications à l’Université du Wisconsin à Milwaukee. Kathryn Fonner a récemment mené avec Michael Roloff, professeur en communication à l’Université du Northwestern à Evanston, dans l’Illinois, une étude qui compare le niveau de satisfaction professionnelle des gens qui travaillent chez eux au moins trois jours par semaine avec celui de ceux qui travaillent uniquement au bureau.

Premier de ces avantages, selon Jack Nilles, ceux qui télétravaillent tendent à être plus et non pas moins productifs que les travailleurs basés dans des bureaux. 
D’après Nilles, qui est aujourd’hui consultant en télétravail pour JALA International, les entreprises ont aussi des raisons financières de préférer le télétravail. La plupart s’aperçoivent qu’elles peuvent économiser l’équivalent de 10 à 15 % du salaire d’un employé si celui-ci ne travaille pas dans leurs locaux. « Et comme avait coutume de le dire [feu le sénateur américain] Everett Dirksen, ‘un milliard par ci, un milliard par là, et assez vite vous parlez de beaucoup d’argent’ », commente Nilles.

Contraintes sociales

Pourquoi, alors, le télétravail n’a-t-il pas « pris » davantage ? « Les problèmes liés à la supervision et à la surveillance du travail ne sont pas des moindres », suppose Juliet Schor, historienne du travail au Boston College, « donc à moins que les gens soient payés à la tâche, ils sont compliqués à gérer pour les employeurs ». Nilles affirme lui que ces inquiétudes relèvent largement de l’imaginaire.

Le problème de base est le même depuis le début…. Le télétravail engendre ou déclenche une révolution sociale dans l’organisation et c’est toujours effrayant pour les dirigeants, affirme-t-il. Le plus grand obstacle au développement du télétravail a toujours été au niveau de l’oreille du manager plutôt qu’une quelconque difficulté technologique.

« Aujourd’hui, la contrainte est d’ordre social plutôt que technique », acquiesce Andrews, de PwC.
Nilles annonce clairement à ses clients que la décision d’autoriser ou non le télétravail dépend souvent en premier lieu de la manière dont l’entreprise définit ses priorités : productivité ou « politique » et temps de présence. L’inquiétude des employés peut aussi entrer en ligne de compte. Pour les célibataires en particulier, le bureau remplit toujours une fonction sociale importante. Dans les sociétés les plus high-tech, des études ont montré que 15 à 20 % des couples mariés se sont rencontrés au travail. Encore aujourd’hui, le bureau reste un des ingrédients principaux de l’imagination populaire, comme le suggère le succès que rencontrent des séries télé comme la comédie sombre « The Office » [EN] ou la trame plus noire encore de « Mad Men » [EN].

Des sondages ont suggéré que beaucoup d’employés craignent qu’en sortant du bureau, ils sortent aussi de l’esprit de leurs supérieurs, et restent ainsi à l’écart d’une promotion éventuelle. D’autres s’inquièteraient que leur patron ayant réalisé que le travail pouvait être fait à la maison, il pourrait aussi bien réaliser qu’il peut être fait à l’étranger.

De fait, si on se place d’un certain point de vue, on peut dire que la révolution du télétravail s’est bel et bien produite – mais les appels viennent de Noida (en Inde), pas de Neuilly. La sous-traitance de certains processus commerciaux représente une industrie de 59 milliards de dollars pour l’Inde seule. Pourtant, même au royaume des télécoms indien, l’open space est la règle plutôt que l’exception pour les entreprises high-tech. Nasscom, une association indienne de l’industrie high-tech, estime que les sous-traitants indiens de l’industrie des télécommunications ont investi dans plus de 18 millions de mètres carrés de bureau sur les dix dernières années.

Comme expliqué précédemment, le nombre de personnes qui travaille une partie de son temps à distance continue pourtant d’augmenter. Cette tendance naît parfois d’une logique de coût, particulièrement dans des entreprises technologiques comme Hewlett-Packard, qui peut économiser tout en mettant en avant sa technologie. Mais l’arrivée, chaque année, sur le marché du travail de jeunes qui n’ont jamais eu à associer travail et lieu de travail pourrait être un facteur plus déterminant.

Pour quelqu’un qui rêve d’être Don Draper (le publicitaire brillant et ténébreux de « Mad Men »), c’est peut-être une mauvaise nouvelle ; mais pour les autres, beaucoup d’opportunités nouvelles voient le jour – et pas seulement dans le domaine technologique. Starbucks et McDonald’s ont surfé avec beaucoup de succès sur la popularité du Wi-Fi. Pour le seul mois d’octobre, 30 millions de personnes se sont loguées sur les réseaux Wi-Fi gratuits de Starbucks aux Etats-Unis. Avec un peu moins de succès, des entrepreneurs plus modestes ont essayé de concevoir des immeubles et des « bureaux » comprenant des endroits où se réunir et des pièces pour travailler.

Les entreprises ont aussi beaucoup plus de facilité aujourd’hui à proposer des services nouveaux, note Jon Andrews. Il est par exemple plus facile pour des personnes de se réunir, au sein d’une entreprise et en externe. Au sein des entreprises, explique Jack Nilles, disposer de meilleurs moyens de communication permet aux experts de former plus facilement des « organisations éphémères », des équipes éparpillées à travers le monde qui se réunissent virtuellement pour résoudre un problème particulier.

Aujourd’hui, ceci est aussi valable pour les start-ups. Hal Varian, le nouvel économiste en chef de Google, a noté depuis cinq ans déjà l’émergence de « micro-multinationales » – des petites entreprises qui opèrent à cheval sur deux ou trois pays. Ces temps-ci, de plus en plus de ces petites multinationales se forment, des groupes se rencontrant en ligne et exploitant au mieux les ressources de chaque côté, comme le font les grandes entreprises depuis des décennies.

Au niveau du management, le télétravail a changé la manière d’opérer de manière parfois surprenante. Les outils de communication permettent aux cadres d’être en contact avec plusieurs sites à la fois. Mais ils voyagent toujours beaucoup – ils n’abandonnent pas le bureau, ils en ont plusieurs.

Si vous regardez les cadres les plus internationaux aujourd’hui… Ils passent finalement une grande partie de leur temps à télétravailler, observe Jon Andrews. Ils prennent leurs ordinateurs portables avec eux où qu’ils aillent.

Ironiquement, plutôt que de diminuer, comme on aurait pu s’y attendre dans un monde où tout le monde dispose gratuitement d’outils de vidéoconférence, les dépenses annuelles mondiales consacrées aux déplacements professionnels ont augmenté. Elles atteignent aujourd’hui 896 milliards de dollars (631 milliards d’euros) et devraient grimper à 1.200 milliards (845 milliards d’euros) d’ici à 2014, selon la NBTA Foundation [EN], l’organisme de recherche de la National Business Travel Association.

Le phénomène selon lequel la flexibilité conduit à passer plus de temps au travail ne fonctionne pas seulement pour les accros de la classe affaires. Les employés, libérés des heures de transport quotidiennes, ne passent pas ces dernières à jouer au golf. Jack Nilles a conclu que c’était l’inverse. « Les personnes qui télétravaillent tendent à travailler longtemps après que leurs collègues du bureau sont rentrés à la maison », écrivait-il dans un post de blog récent. Le problème est suffisamment sérieux pour que l’une des sessions de formation dispensée par son cabinet soit consacrée à apprendre aux employés à trouver un juste rythme de travail.

Le problème du travail en équipe

Le télétravail présente aussi de nouveaux défis aux managers. Le premier d’entre eux : l’effet sur la dynamique de groupe. « Même avec de nouvelles technologies, cela restera difficile », dit Cary Cooper, directeur de Robertson Cooper, un cabinet de conseil en psychologie organisationnelle britannique, « parce que beaucoup de ce qui contribue [à la construction d’une équipe] ne se joue pas dans des rendez-vous formels comme les vidéoconférences, les conference calls ou Skype. Beaucoup de tout ça se joue en coulisses, dans des moments informels ».

Nilles affirme de son côté que les effets positifs liés à la proximité géographique ont été surestimés. « Il est concevable que certaines opportunités de créer du lien soient manquées lorsque les personnes ne sont pas ensemble », admet-il. Mais, selon lui, « la plupart des lieux de travail sont dysfonctionnels. Ces conversations autour de la fontaine à eau tendent à concerner le sport ou comment un tel agit avec un tel plutôt que l’invention de nouveaux produits géniaux ».

La recherche semble aller dans le sens des observations de Nilles. L’étude récente de Kathryn Fonner et Michael Roloff a conclu que beaucoup d’employés sont heureux de télétravailler en partie parce que cela leur permet de rester en dehors de la « politique » du bureau. « Les télétravailleurs peuvent éviter ou échapper à la partie politique des relations de bureau, et c’était une chose dont ils étaient particulièrement satisfaits », explique Kathryn Fonner.

Les chercheurs ont également conclu que les télétravailleurs produisaient plus en évitant les réunions à répétition et la surcharge d’information en même temps que les manœuvres politiques, et devaient faire face en même temps à moins de conflits entre vie professionnelle et familiale. Satisfaire les besoins de chacun n’est pas pour autant une sinécure. « Les employés en télétravail ont beaucoup de difficulté à cause de limites moins claires », rappelle Fonner. « Il devient facile de naviguer de sa vie professionnelle à sa vie personnelle, mais c’est aussi stressant car vous êtes sans cesse en train de passer de l’un à l’autre ».

> Billet publié initialement sur ParisTechReview sous le titre Pourquoi la révolution douce du télétravail ne prend pas ?
Illustration Flickr CC Yanajenn, Erin_m et Sebastian Hillig

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Haystack, l’Arche de Zoé du cyberactivisme http://owni.fr/2010/09/15/haystack-larche-de-zoe-du-cyberactivisme/ http://owni.fr/2010/09/15/haystack-larche-de-zoe-du-cyberactivisme/#comments Wed, 15 Sep 2010 14:45:58 +0000 Olivier Tesquet http://owni.fr/?p=28249 Avez-vous entendu parler de Haystack ? Dans l’absolu, vous devriez. Mais si vous ignorez tout de ce mot, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose. En anglais, le terme désigne une meule de foin. Pour Austin Heap, un jeune entrepreneur du web au visage poupin et à la chevelure christique, il désignait un moyen de libérer les masses opprimées d’Iran. La baseline de cet outil d’évangélisation était d’ailleurs sans équivoque : “Good luck finding that needle”, “bonne chance pour trouver cette aiguille”. En offrant aux internautes brimés par le régime des mollahs une connexion sécurisée, Haystack devait “fournir au peuple d’Iran un Internet non filtré, libéré des efforts de censure du gouvernement [...] et lui offrir des moyens de chercher, recevoir et communiquer publiquement des informations et des idées.”

À mi-chemin entre un proxy et un routeur de type Tor (qui a vocation à anonymiser les échanges de son utilisateur), Haystack se voyait déjà dans le costume de parangon de la démocratie. Mais comme l’estiment certains spécialistes de la cryptographie, il est extrêmement difficile d’offrir une protection complète aux internautes (Ross Anderson, président de la Foundation for Information Policy Research parle d’”histoire sanglante”). Plombé par ses défauts structurels et son entêtement à faire cavalier seul, Haystack n’était-il pas condamné au purgatoire ?

Négligence ou contrecoup douloureux de l’attention médiatique qu’elle a suscitée, la plateforme paie aujourd’hui ses approximations et son développement à marche forcée – il n’a apparemment fallu que 72 heures à Austin Heap et Daniel Colascione, son codeur, pour trouver un moyen de contourner les pare-feux mis en place par Téhéran. Après avoir été mis en échec par une étude de sécurité indépendante, le fondateur du site a du reconnaître ses failles. Accusé de mettre les vies des dissidents iraniens en danger, il a publié ce message sur la page d’accueil, en anglais, en français, et en farsi :

“Nous avons stoppé les essais en cours de Haystack en Iran en attendant un examen de sécurité. Si vous avez une copie du programme d’essai, s’il vous plaît évitez de l’utiliser.”

“Scénario hollywoodien”

Loué dans la presse, drapé dans les atours d’un “Internet libre” prôné par le Département d’État et Hillary Clinton depuis ce fameux discours du mois de janvier, l’outil doit aujourd’hui faire face à un mouvement de défiance proportionnel à l’engouement qu’il a déclenché lors de son lancement officieux (deux petites douzaines de copies ont été distribuées à des “personnes de confiance”, en Iran). Selon le Washington Post, cette initiative aurait d’ailleurs reçu l’aval des autorités américaines.

Dans la continuité du mirage de la “révolution Twitter” de juin 2009, les médias du monde entier s’étaient pourtant attardés sur le projet de Heap. “Un programmeur informatique s’attaque aux despotes du monde entier”, titrait Newsweek en août, tandis que le Guardian allait jusqu’à le consacrer “innovateur de l’année”. Sur la photo qui illustre un article en forme de panégyrique, le jeune homme se tient face à l’objectif, bâillonné par une souris. Les concepteurs-rédacteurs qui passent par là apprécieront la portée symbolique du geste. Les autres se demanderont peut-être – et ils auront raison – si tout est vraiment si simple.

Sur Foreign Policy, Evgeny Morozov, jamais le dernier lorsqu’il s’agit de tailler des croupières aux technolâtres de toutes obédiences, déplore le “scénario hollywoodien” d’Haystack. En outre, il estime qu’il aurait été plus prudent d’offrir une version bêta à un pays doté d’un gouvernement “ami” (il cite le Canada) plutôt que de jouer les francs-tireurs jusque sous les meurtrières de la forteresse iranienne.

La technique, pour quoi faire?

Ignorée dans la presse française mais largement exposée outre-Atlantique, cette histoire sans happy end a le mérite de poser une question pertinente : celle de la zone grise entre le domaine académique, qui étudie Internet pour ses implications sociales, philosophiques ou politiques, et le domaine économique, matrice au cœur de laquelle s’échafaudent des projets souvent ambitieux mais parfois déconnectés de la réalité. “Je crains davantage les geeks n’ayant aucune connaissance des dynamiques géopolitiques que ceux qui en ont”, écrivait récemment Dancho Danchev, consultant en sécurité informatique et blogueur.

À une époque où les censeurs et les opposants jouent perpétuellement au chat et à la souris, ceux qui veulent capitaliser sur la liberté en ligne se perdent trop souvent dans les limbes, parce qu’ils ne s’attardent pas suffisamment sur les implications politiques particulièrement complexe charriées par l’outil web. Comme Nathan Freitas, éminent spécialiste du web, me l’a formulé dans un email, le champ du business cherche à “gagner”, quand le champ de la recherche vise à “améliorer”. “[Des activistes comme Austin Heap] débordent de bonnes intentions mais raisonnent comme des ONG, avec une logique d’optimisation du temps, de l’espace, des coûts”, écrit-il. À ce sujet, qui de mieux que Martin Heidegger pour élever le débat. Dans La question de la technique, le philosophe allemand écrit:

“Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation, par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent  bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler.”

Pour vulgariser sa pensée, la finalité de la technologie ne repose pas dans son caractère technologique. Dans un email adressé aux chercheurs du département “Liberation Technology” de l’université de Stanford, Daniel Colascione estime que “le seul choix responsable serait d’effacer la totalité de leur contenu, puis de détruire les sauvegardes”. Parce qu’Haystack n’est qu’une coquille vide ?

Crédits photo: Flickr CC baileyraeweaver

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Sarkozy le Président low tech http://owni.fr/2010/08/05/sarkozy-le-president-low-tech/ http://owni.fr/2010/08/05/sarkozy-le-president-low-tech/#comments Thu, 05 Aug 2010 17:33:38 +0000 Arnaud Dassier http://owni.fr/?p=23966

Ou le naufrage numérique de la droite française

6 mai 2007, Nicolas Sarkozy remporte l’élection présidentielle haut la main avec 53 % des voix, en incarnant, entre autres, le dynamisme et la modernité.

En tant que président de l’UMP, il a été pionnier en matière d’utilisation d’Internet et de l’e-marketing depuis 2005 (campagnes d’e-mailing, achat de mots clés Google, mise en place d’un système d’e-crm, pétitions, opérations de mobilisation, explosion des soutiens et adhésions via Internet, e-fund raising, etc.). Il est le premier homme politique à accepter d’être interviewé par un blogueur, Loic Le Meur.

Il mène une campagne ambitieuse et dynamique sur Internet, avec toute une panoplie d’actions : webTV, réseau social militant (supportersdesarkozy.com) précurseur de mybarackobama.com, plateforme de débat en ligne, équipe de community management et de buzz, vidéos virales dépassant le million de vues, rencontres avec les blogueurs, etc. Loic Le Meur lui apporte un soutien actif et remarqué, incarnant le soutien majoritaire des entrepreneurs Internet, en faveur d’un candidat qui affiche une volonté de réformes économiques libérales qu’ils appellent de leurs vœux.

Un sondage du Journal du Net indique que les internautes pensent qu’il a été le candidat le plus dynamique, celui qui a le mieux utiliser l’Internet.

A priori, le Président Sarkozy a toutes les cartes en main pour devenir le premier Président web 2.0 de l’histoire de France.

Trois ans plus tard, parmi ses ex-électeurs, il est difficile de trouver un blogueur, ou un entrepreneur du web, qui défende publiquement son action. Au mieux, ils gardent un silence distancié, ne montant au créneau que face aux attaques les plus excessives (« Sarkozy n’est pas mon Président », No Sarkozy day…). Nul doute qu’un grand nombre d’entre eux seront tentés de voter DSK si ce dernier se présente. La « communauté web » est d’autant plus hystérique dans ses attaques, qu’elle ne trouve quasiment plus aucune opposition sur le net.

Que s’est il passé ?

Première réponse : rien. Il ne s’est rien passé. Nicolas Sarkozy n’a pris aucune initiative d’ampleur marquant son intérêt pour la révolution digitale, et le rôle que cette dernière joue dans la modernisation de la France et qu’elle pourrait jouer dans celle de l’État.

Le secrétariat d’État en charge de la Prospective et du Développement de l’économie numérique a le mérite d’exister, mais c’est un cache misère. De la pure communication - je m’intéresse au numérique puisque j’ai créé un secrétariat d’État – dans la continuité de la gadgétisation de l’Internet par une classe politique de notables âgés et low tech. NKM y a été nommée pour la « punir » de ses excès verbaux lors du vote de la loi issue du Grenelle de l’environnement, ce qui en dit long sur la considération portée au digital.

Dans la réalité, la France n’a placé aucun projet parmi les 50 sélectionnés lors du dernier concours annuel de l’e-gouvernement organisé par l’Union européenne. Les sites web 1.0 du gouvernement ont fleuri ou dépéri dans une joyeuse anarchie, avec en point d’orgue un ex-site de la Présidence française digne d’un dictateur africain (Dieu merci, remplacé début 2010 par une nouvelle version de qualité). La webTV du gouvernement, le portail jeune et France.fr, annoncés en fanfare en 2008 et dotés de 2 millions d’euros de budget, ont fini en eau de boudin deux ans plus tard. Les nouveaux services en ligne créés entre 2007 et 2010 sont anecdotiques et se comptent sur les doigts de la main. Le dossier médical informatisé est embourbé depuis des années, aucun projet de data gov n’a encore été lancé alors qu’ils sont déjà opérationnels dans de nombreux pays d’Europe, etc, etc, etc… On cherche désespérément une réussite ou un projet emblématique dans ce désert 0.0.

Seul rayon de soleil à l’horizon, NKM a réussi, sans doute avec le soutien du pro-tech François Fillon, à obtenir une belle enveloppe de 4 milliards, dont 2 pour les usages et les contenus, dans le cadre du grand emprunt, ce qui devrait permettre de financer de nombreux projets innovants (data gov, e-démocratie, ville numérique, etc…). Les ronchons diront que 4 milliards dans un budget d’Etat de 300 milliards, pour financer un des éléments les plus dynamiques de l’économie mondiale, c’est bien peu, même relativement au montant du grand emprunt (35 milliards), et que ce n’est pas avec ça que la France rattrapera son retard relatif, et deviendra leader dans ce secteur d’avenir.

Une droite anti-internet et caricaturale

Deuxième réponse  : la droite a multiplié les projets et les paroles malheureuses, affichant le gouffre culturel qui la sépare de la génération Internet.

Tag "Small Brother is watching you"Passons rapidement sur les envolées lyriques anti-internet de plusieurs parlementaires qui n’ont fait que caricaturer leurs réflexes conservateurs, leur goût de la fausse polémique politicienne et de la démagogie médiatique et surtout leur ignorance de l’Internet. Il en reste malheureusement une image désastreuse pour la droite aux yeux de la frange de la jeunesse connectée qui suit un peu l’actualité. Loin de moi l’idée de considérer l’Internet comme une divinité intouchable, mais encore faut-il en débattre avec des arguments censés, et pas avec des incantations de café du commerce qui s’apparentent à une chasse aux sorcières.

Le pire a été cette pitoyable équipée de l’Hadopi dont le naufrage annoncé se déroule précisément comme tous les amis web friendly de la majorité l’avaient prévu dès le départ. On a pris le risque de se ringardiser et de se couper d’une partie de la jeunesse pour faire plaisir à une poignée d’artistes millionnaires. Un conseiller ministériel m’avait alors confié qu’il s’agissait seulement de faire passer un message dissuasif et que ce système ne serait jamais réellement appliqué. Au final, les artistes sont furieux face aux atermoiements de la mise en place du système. Brillant.

Quand on compare avec les innovations de l’administration Obama, regroupées sous le programme « Governement 2.0 », sous la houlette d’un Directeur des systèmes d’information installé à la Maison Blanche, on est pris d’un léger sentiment de « honte » qui blesse l’orgueil patriotique. Il n’y avait pourtant aucune fatalité à ce que les États-Unis et la plupart des grands pays européens passent devant la France en la matière.

L’UMP a planté le clou final avec ses initiatives pseudo-branchées : lip dub grotesque qui a ridiculisé la jeunesse de droite auprès d’1 million de jeunes électeurs, bide total de son réseau social à 250.000 euros qui devait révolutionner la politique, multiplication des infractions au droit d’auteur en contradiction totale avec l’esprit d’Hadopi…

Cette séquence de paroles malheureuses et d’échecs successifs, qu’aucun projet emblématique, ni aucun succès opérationnel, n’est venu contredire, n’a fait que conforter l’image d’une droite française qui, en 3 ans de pouvoir, s’est elle-même e-ringardisée et fabriqué de toute pièce une image anti-internet, autant dire anti-modernité, voire anti-jeunes.

La gauche, au moins, est plus discrète

Les leaders de la gauche ne sont pas nécessairement moins ringards que ceux de la droite. Au moins ont-ils la prudence politique de faire semblant de respecter les activités ésotériques de leurs jeunes électeurs et l’intelligence de ne pas prendre le risque d’afficher leur ignorance en la matière. Comme quoi, le discours décomplexé de la droite sarkoziste n’a pas que des avantages.

Les professionnels de l’analyse politique vous expliqueront que tout cela n’a aucune importance et que la France réelle se contrefout de l’Internet, que les vrais enjeux sont ailleurs, que les électeurs de droite sont vieux… C’est en grande partie vrai. Internet ne fera pas l’élection, loin s’en faut.

N’empêche que la droite s’est mis inutilement un caillou supplémentaire dans la chaussure. Cela participe à la construction d’une image générale, excessivement conservatrice et sécuritaire, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne rencontre plus, pour le moment, un grand soutien dans la population.

Pour 2012, rien n’est joué bien sur. Nicolas Sarkozy garde toutes ses chances, et l’Internet, comme outil et comme attribut socio-culturel, jouera un rôle sans doute marginal dans le résultat de l’élection présidentielle. Mais dans un combat serré, un élément marginal peut jouer un rôle décisif. Il est plus difficile de battre un candidat soutenu par la grande majorité de la jeunesse au sens large - les générations X et Y qui biberonnent à l’Internet - même quand on a le soutien des vieux…  Quand on voit le rôle que la génération Internet a joué dans la campagne Obama, on peut légitimement s’inquiéter. Que se passera-il si elle se met très majoritairement au service du candidat de la gauche (risque renforcé si cette dernière a l’intelligence de choisir un candidat web friendly comme DSK) ?

Il reste 2 ans à la droite pour se « réconcilier » avec la génération Internet. Vu le passif, il faudra des mots et des actes forts.

Article initialement publié sur le blog adassier.wordpress.com

Photo CC Flickr PhotoKraft et Nicolas Nova

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La révolution numérique considérée comme une quatrième révolution http://owni.fr/2009/11/04/la-revolution-numerique-consideree-comme-une-quatrieme-revolution/ http://owni.fr/2009/11/04/la-revolution-numerique-consideree-comme-une-quatrieme-revolution/#comments Wed, 04 Nov 2009 11:58:22 +0000 Admin http://owni.fr/?p=5173 [NDLR] “La révolution numérique considérée comme une quatrième révolution” est un texte du philosophe italien Luciano Floridi, spécialiste de la philosophie de l’information et professeur Oxford. Cette traduction en français a été effectuée par Patrick Peccatte. Nous reproduisons ce texte avec son aimable autorisation >

En simplifiant à l’extrême, la science a deux manières fondamentales de changer notre compréhension : l’une est extravertie et se rapporte au monde, l’autre est introvertie et nous concerne nous-mêmes. Trois révolutions scientifiques ont eu un grand impact, à la fois selon les deux points de vue extroverti et introverti. En changeant notre compréhension du monde extérieur, elles ont également modifié notre conception interne de ce que nous sommes. Après Copernic, la cosmologie héliocentrique a déplacé la Terre et donc l’humanité du centre de l’univers. Darwin a montré que toutes les espèces vivantes ont évolué au fil du temps depuis des ancêtres communs et par la sélection naturelle, déplaçant ainsi l’humanité du centre du monde biologique. À la suite de Freud, nous reconnaissons de nos jours que l’esprit est aussi inconscient et sujet au mécanisme de défense du refoulement. Donc, nous ne sommes pas immobiles, au centre de l’univers (révolution copernicienne), nous ne sommes pas d’une nature distincte et différente du reste du règne animal (révolution darwinienne), et nous sommes très loin d’être des esprits purement rationnels entièrement transparents pour nous-mêmes (révolution freudienne).

Freud fut le premier à interpréter ces trois révolutions dans le cadre d’un même processus de réévaluation de la nature humaine, et ce, bien que sa perspective ait été ouvertement égocentrique. Mais si l’on remplace Freud par les neurosciences, nous pouvons encore trouver ce cadre utile pour expliquer l’intuition selon laquelle quelque chose de très significatif et profond s’est récemment produit à propos de la compréhension de nous-mêmes. Depuis les années cinquante, l’informatique et les TIC ont exercé une influence à la fois extravertie et introvertie, modifiant fondamentalement non seulement nos interactions avec le monde, mais également les conceptions essentielles sur ce que nous sommes. Nous ne nous interprétons plus comme des entités autonomes, mais plutôt comme des organismes informationnels interconnectés, ou des inforgs, qui partageons avec les agents biologiques, artificiels, ou hybrides, et avec les artefacts issus de l’ingénierie, un environnement global qui est au final constitué d’information – l’infosphère. Tel est l’environnement informationnel, constitué par l’ensemble des processus d’information, des services et des entités, y compris les agents d’information, leurs propriétés, leurs interactions, et leurs relations mutuelles. La révolution numérique est donc mieux comprise comme une quatrième révolution dans le processus de dislocation et de réévaluation de notre nature fondamentale et de notre rôle dans l’univers. Pour autant que nous le sachions, nous sommes les seuls moteurs sémantiques dans l’univers. Nous sommes nés pour être des inforgs et nous poursuivons notre programme informationnel sans relâche au moins depuis l’âge du bronze, l’époque qui marque l’invention de l’écriture en Mésopotamie et dans d’autres régions du monde (au 4e millénaire avant JC).

La révolution numérique renouvelle notre point de vue de tous les jours sur nous-mêmes et sur la nature ultime de la réalité, c’est-à-dire qu’elle transforme notre métaphysique depuis un point de vue matérialiste, selon lequel les objets physiques et les processus jouent un rôle clé, vers un point de vue informationnel. Les objets et les processus sont de plus en plus considérés comme “dé-physicalisés”, dans le sens où ils ont tendance à être traités comme indépendants de leurs supports (considérez par exemple un fichier de musique). Ils sont “typifiés”, catégorisés comme des types dans le sens où une instance d’un objet – ma copie d’un fichier de musique – est aussi valable que son type – le fichier de musique dont ma copie constitue une instance. Et ils sont supposés être parfaitement clonables par défaut, dans le sens où ma copie et votre original deviennent interchangeables. Et moins de contrainte sur la nature physique des objets et des processus signifie que le droit d’usage est perçu comme étant au moins aussi important que le droit de posséder. Le P2P ne signifie pas Pirate à Pirate mais Platonicien à Platonicien, car c’est la nature immatérielle des choses qui sous-tend le phénomène. Enfin, le critère d’existence – ce que cela signifie pour une chose d’exister – n’est plus effectivement immuable (les Grecs pensaient que seul ce qui ne change pas peut pleinement exister), ni potentiellement soumis à la perception (la philosophie moderne a insisté sur le fait qu’une chose devait être perceptible par les cinq sens pour exister), mais il est potentiellement soumis à l’interaction, même si celle-ci est impalpable. Être, c’est être sujet à interaction, même si l’interaction est seulement virtuelle.

Une conséquence importante est que nous nous dirigeons rapidement vers une marchandisation des objets qui considère que la réparation est synonyme du remplacement, même quand il s’agit de bâtiments entiers. Cela a conduit, en contrepartie, à une hiérarchisation des marques d’information et à la réappropriation : la personne qui place un autocollant sur la fenêtre de sa voiture – qui est par ailleurs parfaitement identique à des milliers d’autres – lutte pour son individualisme. La quatrième révolution a encore exacerbé ce processus. Quand le lèche-vitrine [window-shopping] devient achat depuis Windows [Windows-shopping] et ne signifie plus marcher dans la rue mais naviguer sur le Web, notre sentiment d’identité personnelle commence à se détériorer. Au lieu d’être perçus comme des individus, des entités uniques et irremplaçables, nous devenons des produits de masse, des entités anonymes parmi d’autres entités anonymes, exposées à des milliards d’autres inforgs similaires également en ligne. Nous pratiquons donc l’auto-promotion et nous nous réapproprions nous-mêmes dans l’infosphère en utilisant les blogs, les albums Flickr, les pages web et les vidéos sur YouTube. Il n’y a pas de contradiction entre une société si soucieuse de la confidentialité et le succès de services comme Facebook. Nous utilisons et exposons des informations sur nous-mêmes de façon à devenir moins anonymes du point de vue informationnel. Nous tenons donc à maintenir un niveau élevé de protection des renseignements personnels parce que nous souhaitons sauvegarder un capital précieux qui peut être ensuite publiquement investi par nous-mêmes afin de nous construire en tant qu’individus uniques, perceptibles comme tels par les autres.

Tout cela fait partie d’une évolution métaphysique plus profonde provoquée par la quatrième révolution. Au cours de la dernière décennie, nous nous sommes habitués à conceptualiser notre vie en ligne comme un mélange entre d’une part une adaptation évolutive des agents humains à un environnement numérique, et d’autre part une forme de post-modernité, de néo-colonisation de cet espace par nous-mêmes. La vérité pourtant est que la révolution numérique constitue autant un changement de notre monde que la création de nouvelles réalités. Le seuil entre le ici (l’analogique, ce qui est basé sur le carbone, le off-line) et le là-bas (le numérique, ce qui basé sur le silicium, le on-line) s’estompe rapidement, mais ceci est autant à l’avantage du dernier terme que du premier. Le digital se répand sur l’analogique et fusionne avec lui. Cette informatisation croissante des artefacts, des identités et de l’ensemble des environnements sociaux et activités de la vie donne à penser que bientôt il sera difficile de comprendre ce qu’était la vie dans les temps pré-numériques, et que, dans un proche avenir, la distinction même entre on-line et off-line va disparaître. L’expérience commune qui consiste à conduire une voiture en suivant les instructions d’un GPS permet de comprendre en quoi il devient inutile de se demander si l’on est en ligne. Pour le dire de façon spectaculaire, l’infosphère absorbe progressivement tout autre espace. Nous vivons “onlife” et vos Nike et votre iPod vont se parler d’ici peu.

À l’heure actuelle, les générations plus âgées considèrent toujours le cyberespace comme quelque chose dont on se connecte et se déconnecte. Notre vision du monde (notre métaphysique) est toujours moderne ou newtonienne : elle est constituée de voitures, bâtiments, meubles, vêtements, réfrigérateurs, qui sont “morts”, non interactifs, insensibles et incapables de communication, d’apprentissage ou d’enregistrement. Mais dans les sociétés avancées de l’information, ce que nous vivons encore comme le monde off-line est appelé à devenir un environnement pleinement interactif et plus réactif, constitué de processus d’information sans fils, omniprésents, distribués, un environnement qui fonctionne de n’importe quelle chose à n’importe quelle chose [a2a – anything to anything], partout et n’importe quand [a4a - anywhere for anytime] et en temps réel. En conséquence, nous vivrons dans une infosphère que deviendra de plus en plus synchronisée (relativement au temps), délocalisée (relativement à l’espace) et corrélée (relativement aux interactions). Cela nous invite d’abord progressivement à comprendre le monde comme quelque chose de “a-live” (artificiellement vivant). Les choses sont de moins en moins inanimées, même si leurs nouvelles “âmes” sont numériques. Cette animation digitale du monde conduira ensuite, paradoxalement, à rendre notre façon de voir plus proche de celles des cultures pré-technologiques qui interprétaient tous les aspects de la nature comme habités par des forces. Seul Ulysse pouvait bander son arc mythique. Aujourd’hui, seul un utilisateur portant un anneau spécial avec un code unique peut déverrouiller la gâchette d’un iGun™.

En raison de cette reconceptualisation informationnelle de notre métaphysique, il deviendra normal de considérer le monde comme une partie de l’infosphère, non pas tant dans le sens dystopique exprimé par un scénario analogue à celui du film Matrix, où la “réalité réelle” est toujours aussi dure que le métal des machines qui l’habitent, mais dans un sens évolutif et hybride représenté par un environnement comme New Port City, la métropole fictive et post-cybernétique de Ghost in the Shell. À l’issue de cette mutation, le concept d’infosphère se sera déplacé depuis un moyen de se référer à l’espace de l’information jusqu’à devenir un synonyme de la réalité.

Les révolutions précédentes, en particulier celle de l’agriculture et la révolution industrielle, ont provoqué à long terme des transformations macroscopiques dans nos structures sociales et nos environnements physiques, souvent d’ailleurs sans beaucoup de prévoyance. La révolution numérique n’est pas moins dramatique. Nous rencontrerons des problèmes si nous ne prenons pas au sérieux le fait que nous sommes en train de construire le nouvel environnement qui sera habité par les générations futures. La meilleure manière d’aborder les nouveaux défis éthiques posés par la révolution numérique consiste sans doute à le faire à partir d’une approche environnementale ; pas celle qui privilégierait le naturel ou l’intégrité, mais plutôt celle qui traite comme authentiques et véritables toutes les formes d’existence et de comportement, même celles qui sont basées sur des artefacts synthétiques et issus de l’ingénierie. Cette sorte de e-environnementalisme synthétique exige un changement dans notre point de vue sur la relation entre la physis (la nature, la réalité) et la technè (la pratique des science et ses applications).

La question de savoir si la physis et la technè peuvent être conciliées ne possède pas une réponse prédéterminée qui attendrait d’être devinée. Il s’agit d’un problème pratique dont la solution réalisable doit être inventée. Pour prendre une analogie, nous ne demandons pas de savoir si deux produits chimiques pourraient se mélanger mais plutôt de savoir si un tel mariage peut réussir. Une réponse positive est tout à fait envisageable à condition que les bons engagements soient réalisés. Un mariage réussi entre la physis et la technè est sans aucun doute vital pour notre avenir et cela mérite nos efforts soutenus. Essayez d’imaginer le monde non pas demain ou l’année prochaine, mais au prochain siècle ou au prochain millénaire : un divorce entre la physis et la technè serait absolument désastreux tant pour notre bien-être que pour la bonne qualité de notre habitat. Une chose que les technophiles et les fondamentalistes verts doivent comprendre, c’est que l’échec d’une négociation de la relation féconde et symbiotique entre la technologie et la nature n’est pas une option.

Un mariage réussi entre la physis et la technè est heureusement réalisable. Certes, beaucoup de progrès doivent encore être réalisés. La physique de l’information peut être très gourmande en énergie et donc potentiellement hostile envers l’environnement. Mais la révolution numérique peut nous aider dans notre lutte contre la destruction, la paupérisation, le vandalisme et le gaspillage des ressources naturelles et humaines, y compris les ressources historiques et culturelles. Nous devons résister à toute tendance à traiter, comme les Grecs le faisaient, la technè comme la Cendrillon de la science ; résister aussi à toute velléité absolutiste consistant à n’accepter aucun équilibre moral entre un mal inévitable et davantage de bien ; et résister enfin à toute tentation métaphysique moderne et réactionnaire d’enfoncer un coin entre le naturalisme et le constructivisme, en privilégiant le premier comme étant la seule dimension authentique de la vie humaine. Le défi consiste à réconcilier nos deux rôles, comme organismes informationnels et agents au sein de la nature d’une part, et en tant que régisseurs de cette nature d’autre part. La bonne nouvelle c’est qu’il s’agit d’un défi que nous pouvons relever. La chose bizarre c’est que nous comprenons lentement que nous possédons une telle nature hybride. Le point crucial dans ce processus d’auto-compréhension est ce que j’ai défini ci-dessus comme la quatrième révolution.

Luciano Floridi donnera le 19 novembre 2009 (17h à 19h) à Paris, une conférence publique intitulée The Fourth Revolution.

Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI)
Faculté de Médecine, site Cochin Port-Royal, Université Paris Descartes, 24, rue du Faubourg Saint Jacques 75014 Paris

Pour approfondir :

Le blog de Luciano Floridi et son site Internet

Un autre article traduit par Patrick Peccatte : Web 2.0 contre web sémantique, un point de vue philosophique

» Article initialement publié sur http://blog.tuqoque.com

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http://owni.fr/2009/11/04/la-revolution-numerique-consideree-comme-une-quatrieme-revolution/feed/ 2
Twitter, ou la liberté de créer. http://owni.fr/2009/08/14/twitter-ou-la-liberte-de-creer/ http://owni.fr/2009/08/14/twitter-ou-la-liberte-de-creer/#comments Fri, 14 Aug 2009 08:45:06 +0000 Stéphane Favereaux http://owni.fr/?p=2333 Nous sommes dans une période où le Web 2.0 s’observe, s’évalue, se soupèse, grandit. Le nombre d’utilisateurs geeks ou naturellement technophiles et les simples adeptes se multiplient à l’envi. Mais à l’inverse, Hadopi 2 ou les projets de loi en passe d’être refondus intégralement (http://owni.fr/2009/07/03/loppsi2-internet-is-watching-you/ et http://owni.fr/2009/07/29/loppsi2-premier-round-gagne-dans-lindifference/ ) pourraient amener cet espace de libertés à se réduire, à être enfermé, à tout le moins surveillé, pisté, fliqué, et nous avec puisque nous faisons exister ce 2.0, nous lui donnons ses quartiers de noblesse. Et la culture sous toutes ses formes, même les plus inattendues, se sert de cet espace de création permanente.

Cependant, si le Web 2.0 est jeune encore, il ne vit pas pour autant une crise d’adolescence. En revanche, ses tuteurs légaux et gouvernementaux aimeraient bien le mettre en pension pour l’empêcher de penser à haut débit.

Malgré tout, les réseaux se démultiplient. Facebook et ses presque 300 millions d’utilisateurs, Twitter, Frienfeed, Lite-FB, et j’en passe, nous permettent de développer un regard communautaire, une intelligence collective, créative, sur le monde 2.0 mais aussi, évidemment, sur le réel. Les deux sont dorénavant totalement interdépendants. Le Web apporte une perception exacerbée de la société réelle.

Mais les tuteurs veillent…Si l’ORTF à vécu, le Chef de l’Etat actuel recrée l’ORTS (office de radiodiffusion télévision sarkozyste), et pendant ce temps, nos réseaux s’organisent, se structurent, pensent, agissent, réfléchissent ensemble.

Cette révolution numérique, à l’instar de toutes celles qui ont pu ébranler l’histoire, ne doit pas être muselée, ne doit pas être censurée.

De plus, la régression morale, sociale, que nous traversons nous rejette plusieurs décennies en arrière quand l’ordre moral tentait de faire taire les idées. Mais si l’histoire des idées est pavées de bonnes intentions, la loi l’a souvent tenue sous le joug. Penser, créer le monde, l’inventer et le réinventer constamment, c’est aussi le boulot de ces technophiles que nous sommes. Le Net est le lieu de débat par excellence. Avis, opinions, idées s’y entrechoquent parfois presque trop vite mais nous nous relaxons dans une sérenpidité éclairante quand l’esprit vagabonde dans un espace de culture ouvert sur une seule chose : Tout. A peu de chose près.

Les esprits ouverts l’ont compris. Musiciens, artistes, auteurs, journalistes, tous créent, écrivent, diffusent via Internet.

revolution_web2(illustration tirée d’une couv’ du Courrier International)

Twitter en est l’exemple quand l’Opéra Royal de Londres fait appel aux twitterers pour rédiger le livret d’un opéra (@youropera). Ce sera le premier d’une nouvelle ère. Un livret participatif, une culture réelle, pour tous, accessible à qui le veut, mais ce sera surtout, un livret conçu par tous. Et là, on ne se pose plus la question du droit d’auteur. On vit la création culturelle, une nouvelle grande marche. Sans les cols Mao. Et sans obligation. Et cela doit perdurer. Sans contraintes.

Autre exemple : même si publier un roman en tweets de 140 signes peut relever du coup de pub, j’aurais tendance à dire « Et Alors ? » C’est aussi une nouvelle forme d’écriture qui peut naître. A l’instar de l’Oulipo de Raymond Queneau ou de Georges Perec, Tweeter impose une écriture contrainte qui peut tout changer dans la forme, mais aussi dans le fond. Le rythme de narration d’un roman publié sur papier serait différent. Faites l’expérience.

Ce type de pratique mise en place par Philippa Gregory  avec son livre The White Queen (l’héroïne du roman peut être suivie avec @ElizWoodville), qui sort en libraire le 18 août prochain, ne constituera peut-être pas un modèle viable, peut-être sera-ce la porte ouverte à des plumitifs verbeux qui viendront encombrer les réseaux avec une prose imbitable… quand bien même ? Ici, ils sont libres d’écrire. Les internautes décideront ensuite. La découverte… ou l’ignorance.

Le Net est donc aussi un labo ou les expériences se multiplient. Il va de soi qu’un livet de tweets ne fera pas couler Mozart ou Verdi, qu’un roman tweeté est un support de lecture tellement délicat que cela restera au stade expérimental, mais il n’en reste pas moins vrai que lorsque l’accès à la culture s’assortit de conditions financières, la chose tend à me hérisser la souris. Un vieux proverbe dit que “Voler un livre, ce n’est pas voler”. Je ne dis pas ici qu’il faille piquer tout ce peut l’être, mais simplement que la culture ne doit pas être élitiste, réservée ou inaccessible. Les cadres législatifs en cours pourraient mettre à mal le Web 2.0. La régression serait pire encore.

Internet donne potentiellement à toute personne connectée la chance d’avoir accès à tout ce qu’elle désire voir, lire ou écouter. Mais pour combien de temps ?

Museler l’expression culturelle, journalistique, citoyenne, participe d’un totalitarisme nauséabond que nombre de pays connaissent toujours. Ce village mondial dans lequel on croise tout autant les débats philosophiques, citoyens que les discussions de comptoir doit rester ce village libre que nous connaissons actuellement. Le bistrot 2.0 doit rester universel. Les cafés ont toujours été des lieux de Révolutions culturelles et politiques !

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http://owni.fr/2009/08/14/twitter-ou-la-liberte-de-creer/feed/ 0