OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Petits espionnages entre amis http://owni.fr/2012/06/15/petits-espionnages-entre-amis/ http://owni.fr/2012/06/15/petits-espionnages-entre-amis/#comments Fri, 15 Jun 2012 16:30:43 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=113576

Qadhafi in Damascus - Photo CC Ammar Abd Rabbo

Le 8 mars dernier, la société Bull annonçait, dans un communiqué avoir “signé un accord d’exclusivité pour négocier la cession des activités de sa filiale Amesys relatives au logiciel Eagle“, sans préciser à qui le système de surveillance massive de l’Internet pourrait être revendu.

Il y avait urgence à communiquer : le 15 mars, Canal+ allait diffuser Traqués !, documentaire du journaliste d’investigation Paul Moreira, où l’on voyait notamment trois journalistes, écrivains et blogueurs libyens expliquer comment ils avaient été identifiés, incarcérés, frappés à “coups de pied et de barre de fer” et torturés par les nervis de Kadhafi grâce au système Eagle conçu par la société française.

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Traqués en Libye

Traqués en Libye

Ce soir, Canal Plus diffuse un documentaire choc, proposé par l'agence Premières lignes, révélant la portée des ...

Le 16, Owni publiait Au pays de Candy – enquête sur les marchands d’arme de surveillance numérique, ebook révélant l’histoire, et les dessous, de ce contrat sulfureux négocié par l’intermédiaire de Ziad Takieddine dans le cadre d’un accord de coopération sécuritaire voulu par Nicolas Sarkozy et Kadhafi, et négocié par Claude Guéant et Brice Hortefeux.

La Lettre A, dans son édition du 15 juin 2012, révèle que l’acquéreur d’Eagle serait Stéphane Salies, un des actionnaires historiques d’Amesys, et l’un des architectes du projet Eagle, confirmant une information confiée à Owni voilà quelques semaines, et que nous cherchions à vérifier.

Un des principaux responsables d’Eagle

Supérieur hiérarchique de Renaud R., le jeune chef de projet d’Eagle, le nom de Stéphane Salies figure également dans les propriétés de deux des documents révélés dans Au pays de Candy comme étant celui qui avait écrit, sinon validé, au dernier chef, la préparation du contrat avec la Libye.

Le premier porte sur les spécifications techniques du système d’interception, mais également sur des modèles de téléphone capables, même lorsqu’ils sont éteints, d’espionner leurs utilisateurs.

Prop générale sécu v2

Le second document, une proposition de contrat, chiffrait le montant cumulé des prestations proposées à 22 780 000 euros, dont 8,5 millions pour la surveillance de l’Internet, 1,4 pour les écoutes téléphoniques, plus 2,1 autres millions au titre de la formation et l’assistance technique.

Contract Anglais X3 Vers Passport

Internet massivement surveillé

Internet massivement surveillé

En partenariat avec WikiLeaks, OWNI révèle l'existence d'un nouveau marché des interceptions massives, permettant ...

Ex-directeur général d’Amesys, Stéphane Salies avait été nommé vice-président de la division Systèmes critiques et Sécurité de Bull, qui regroupe les anciennes activités d’Amesys afin de proposer “une offre complète de sécurité pour répondre à la variété et à l’évolution des menaces“, suite à la prise de contrôle du géant de l’informatique française par la start-up (voir, à ce titre, l’enquête de Reflets sur L’étonnante prise de contrôle de Bull par Amesys).

En mai 2011, quelques jours seulement avant qu’Owni ne révèle le contrat passé entre Amesys et la Libye de Kadhafi, Stéphane Salies était présenté comme président d’Amesys Technologies, dans un article où il expliquait que les affaires d’espionnage, de piratage ou de fuites de données “n’ont pas surpris” les responsables informatiques comme lui, mais qu’elles soulignaient “l’urgence qu’il y avait à prendre des mesures à la hauteur des enjeux“.

Ironie de l’histoire, c’est notamment à partir de documents internes qui avaient fuité qu’Owni a pu révéler le mode d’emploi du Big Brother libyen, ainsi que, en partenariat avec WikiLeaks (voir encadré ci-contre), les noms de plusieurs réfugiés politiques espionnés grâce à la société française…

La Lettre A relève aujourd’hui que son nom “a étrangement disparu de l’organigramme de Bull depuis plusieurs mois“, mais qu’il a créé, le 26 avril dernier, une nouvelle société de “programmation informatique“, Nexa technologies :

Sera-t-elle son bras armé pour l’acquisition d’Eagle ? Ou un moyen de portage pour un tiers ? Lors d’un comité central d’entreprise en mai, la direction de Bull a éludé le sujet, opposant un classement confidentiel-défense.

Contacté par La Lettre A, Bull évoque de son côté un acquéreur étranger pour Eagle, sans mentionner le rôle de Stéphane Salies.

La justice française a annoncé, le 21 mai 2012, l’ouverture d’une information judiciaire pour complicité d’actes de torture en Libye, visant explicitement Amesys et confiée au pôle spécialisé dans les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, nouvellement créé au sein du TGI de Paris, suite à une plainte déposée par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) en octobre 2011, ce dont elles se sont félicitées.


Photo CC Ammar Abd Rabbo [by-nc-sa]
À consulter : Au pays de Candy, enquête sur les marchands d’armes de surveillance numérique, disponible dans toutes les bonnes librairies numériques :

           

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Les 50 millions de Kadhafi dans le Puy-de-Dôme http://owni.fr/2012/04/30/les-50-millions-de-kadhafi-dans-le-puy-de-dome/ http://owni.fr/2012/04/30/les-50-millions-de-kadhafi-dans-le-puy-de-dome/#comments Mon, 30 Apr 2012 17:53:20 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=108503 Mediapart, et accrédité par Ziad Takieddine, accuse Brice Hortefeux d'avoir assisté à une réunion, organisée par les services secrets libyens, destinée à financer la campagne électorale de Nicolas Sarkozy, à hauteur de 50 millions d'euros. Ce jour-là, Hortefeux était en tout cas à Montpeyroux, petit village situé à 20 minutes de Clermont-Ferrand.]]>

Brice Hortefeux a-t-il assisté, le 6 octobre 2006, à une réunion avec des officiels libyens au sujet du financement, par Kadhafi, de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy, pour un montant d’une valeur de cinquante millions d’euros ? Mediapart l’affirme, s’appuyant sur un document présenté comme issu des archives des services secrets libyens. L’intéressé, lui, “oppose un démenti catégorique et vérifiable“. Nous avons donc reconstitué son emploi du temps lors de ces journées cruciales.

À l’époque, Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, et Brice Hortefeux son ministre délégué aux collectivités locales. Sur son agenda ministériel d’alors, encore consultable sur le site archive.org, on découvre que Brice Hortefeux assistait, le jeudi 5 octobre au matin, à la 15ème édition du Sommet de l’élevage à Cournon, ce que confirme un article du Figaro de l’époque, qui précise que “le bras droit de Nicolas Sarkozy a pu observer la grande forme de Chirac“.

Dans la foulée, Brice Hortefeux filait à Cancale où il présidait, à 14h30, les 10ème Assises des petites villes de France sur le thème “petites villes au coeur de la décentralisation“. Le 5 au soir, il effectuait une “visite éclair” à Saint Brieuc, comme l’atteste également le blog du député (UMP) Marc Le Fur, et la photo de Brice Hortefeux prise ce soir-là, horodatée au 5 octobre 2006 à 19H59.

Visite de Brice Hortefeux à Saint-Brieuc, le 05 octobre 2006

Ce fameux vendredi 6 octobre au matin, jour où Brice Hortefeux aurait assisté à la réunion avec les Libyens, la Correspondance économique annonce que Brice Hortefeux sera l’invité de l’émission “Face aux chrétiens“, diffusée à midi. Renseignement pris auprès du quotidien La Croix, qui garde la trace de toutes ces émissions, c’est en fait Jean-Pierre Raffarin qui, ce jour-là, remplaça le ministre délégué au pied levé : l’émission est généralement enregistrée la veille, ce que Brice Hortefeux ne pouvait donc matériellement pas faire entre ses rendez-vous à Cournon, Cancale et Saint Brieuc.

L’agenda de Brice Hortefeux précise que l’après-midi du 6, il devait remettre à 17h30 la Croix de chevalier de l’Ordre national du mérite à Marcel Astruc, Vice-président de l’Association des maires de France ruraux (AMFR), à Montpeyroux, un village de 358 habitants dans le Puy-de-Dôme, ce qu’atteste également le bulletin d’octobre 2006 de l’AMFR.

Contacté par OWNI, Marcel Astruc se souvient effectivement avoir été décoré par Brice Hortefeux vers 18h, 18h30. Le ministre était reparti vers 20h pour remettre une autre décoration, à Cournon. Le 7 au matin, Brice Hortefeux participait à l’assemblée générale de l’Union des maires et élus de l’Eure, à Evreux, où il prononçait un discours sur les finances locales et l’intercommunalité.

Remise de la médaille du mérite à Marcel Astruc, Montpeyroux, le vendredi 6 octobre 2006

En avion, il faut 3h15 pour aller de Paris à Tripoli, sans compter les temps de trajets vers ou à partir des aéroports. À supposer que Brice Hortefeux n’ait pas eu d’autres rendez-vous dans la matinée du 6, il est donc matériellement possible qu’il ait pu effectuer un aller-retour express entre le 5 et l’après-midi du 6, avant de revenir à Clermont-Ferrand, situé à 20 minutes du village de Montpeyroux. Contacté, le collaborateur de Brice Hortefeux à l’UMP n’a pas été en mesure de répondre à nos questions.

Moussa Koussa, le chef des services de renseignement libyen, a nié avoir signé le document que lui attribue Mediapart, et déclaré que “toutes ces histoires sont falsifiées (et) sans fondement“. Bacher Saleh, le trésorier de Kadhafi qui a depuis trouvé refuge à Paris -tout en étant recherché par Interpol-, a de son côté émis, par l’intermédiaire de Pierre Haïk, son avocat “les plus expresses réserves sur l’authenticité” du document. Interrogé par Mediapart, Ziad Takieddine, lui, semble donner crédit au document, ce qui est d’autant plus étonnant car, dans le même temps, il dément avoir assisté à cette réunion ce jour-là.

Le fichier qui recense ses nombreux voyages, et qu’OWNI a mis en ligne (soit le calendrier complet des déplacements de Takieddine de 2001 à 2008) à l’occasion de la parution du livre “Au pays de Candy” au sujet de l’affaire Amesys, montre que Ziad Takieddine était à Genève, le 6 octobre 2006. En revanche, si cet homme d’affaires libanais était bien à Tripoli avec Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux, c’était le 6 octobre 2005… un an, jour pour jour, avant la date mentionnée dans le document.

Ziad Takieddine, qui avait été mis en examen pour faux témoignage en septembre 2011, et qui fustigeait jusqu’alors Mediapart, à l’origine de quelques révélations à son sujet, estime aujourd’hui que le document “reflète un accord signé par Moussa Koussa pour soutenir la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007“, et déclare à Mediapart que “Brice Hortefeux a été effectivement là-bas à cette date ainsi qu’à d’autres dates, ça, c’est sûr“.

Si Brice Hortefeux nie avoir rencontré Moussa Koussa et Bachir Saleh, il a cependant expliqué à Mediapart qu’il avait rencontré Abdallah Senoussi. Ce qui n’est pas sans poser quelques questions : Senoussi, l’autre chef des services de renseignement libyens mentionné dans le document, serait actuellement en Mauritanie, après avoir été condamné à la prison à perpétuité par la justice française pour son implication dans l’attentat du DC-10 d’UTA, le plus grave attentat terroriste qu’ait jamais connu la France (170 morts, dont 54 Français). Senoussi était aussi le contact privilégié de Ziad Takieddine en Libye, et c’est lui qui avait demandé à la société française Amesys de développer un système de surveillance massive de l’Internet…

Nicolas Sarkozy, de son côté, a porté plainte pour “faux (et) publication de fausses nouvelles“. Sur Amesys, en revanche, il n’a jamais réagi.


Portrait graff de Kadhafi par Abode of Chaos [CC-by]; Autres photographies via Marc Le Fur (Saint-Brieuc) et Marcel Astruc (Montpeyroux)

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Au pays de Candy http://owni.fr/2012/03/15/au-pays-de-candy/ http://owni.fr/2012/03/15/au-pays-de-candy/#comments Thu, 15 Mar 2012 14:34:25 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=102009

OWNI Editions publie aujourd’hui Au pays de Candy, enquête sur les marchands d’armes de surveillance numérique. Un document consacré en particulier au système Eagle, conçu par une entreprise française, Amesys, à la demande du régime libyen de Mouammar Kadhafi.

Au pays de Candy” (118 pages, 4,49 euros) est disponible au format “epub” sur Immatériel, la FNAC (Kobo) et l’IbookStore d’Apple, Amazon (Kindle), ainsi que sur OWNI Shop (au format .pdf, sans marqueur ni DRM).

           

 

Internet massivement surveillé

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En partenariat avec WikiLeaks, OWNI révèle l'existence d'un nouveau marché des interceptions massives, permettant ...

De nos jours, Amesys affirme que ce “produit” a été conçu pour “chasser le pédophile, le terroriste, le narcotrafiquant“. Même si, chez son “client“, l’interlocuteur qui a commadé ce “produit” et qui donnait des ordres aux employés d’Amesys envoyés à Tripoli pour former les espions libyens, était recherché par Interpol, pour “terrorisme (et) crime contre l’humanité“. Abdallah Senoussi avait été condamné par la justice française à la prison à perpétuité pour son implication dans l’attentat du DC-10 de l’UTA (170 morts, dont 54 Français). Il est aujourd’hui emprisonné en Libye vient d’être interpellé en Mauritanie.

Ironie de l’histoire, l’autre chef des services de renseignement libyens, Moussa Koussa, avait quant à lui fait défection, pour se réfugier au Royaume-Uni grâce à un ancien terroriste proche d’Al Qaeda que Senoussi avait espionné grâce au système Eagle… Son nom figure dans la liste des personnalités de l’opposition qu’OWNI avait retrouvé dans le mode d’emploi d’Eagle.

Signe du sentiment d’impunité qui prévalait alors chez Amesys, l’auteur de ce mode d’emploi avait également partagé, sur Vimeo, un clip vidéo montrant l’un des centres d’interception installés par les Français à Tripoli, et où se trouvait l’un des bureaux de Senoussi…

Il est impossible, et impensable, qu’Amesys ait conçu un tel “produit” sans l’aval des autorités françaises, ce que démontrent la vingtaine de documents, dont la plupart sont inédits, révélant dans quelles conditions Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi ont décidé de nouer des partenariats sécuritaires.

On y voit aussi Ziad Takieddine préparer en détail les visites (qualifiées de “secrètes“) de Claude Guéant et Brice Hortefeux à Tripoli. On y lit des documents (estampillés “confidentiels“) expliquant ce que désiraient exactement les Libyens, et comment Amesys en a aussi profité pour chercher à vendre à Senoussi des téléphones espion, mais également un système d’écoute et de géolocalisation des téléphones mobiles et ce, contrairement à ce qu’ils avaient affirmé…

On y découvre également que le concepteur du système Eagle est un ancien policier, issu d’un “laboratoire secret de la police française” où étaient élaborées les technologies dernier cri et qu’il avait quitté pour créer un système de surveillance de l’Internet, sur une petite échelle. À la demande de Senoussi, il l’a élargi pour être en mesure de surveiller l’Internet à l’échelle d’un pays.

Autre ironie de l’histoire, du temps où il était encore dans la police, à la fin des années 1990, celui qui allait devenir l’inventeur d’Eagle était également le vice-président de French data network (FDN), un fournisseur d’accès à Internet associatif qui s’était illustré, lors du printemps arabe, en aidant les Égyptiens à se reconnecter au Net après que les services de Moubarrak ait décidé de le censurer.

La Libye fut le tout premier pays où un journaliste et blogueur fut assassiné en raison de ses écrits. C’était en 2005, l’année où Ziad Takieddine commença à s’approcher de Kadhafi. Le nom de code de ce projet qui a depuis permis à la dictature libyenne d’incarcérer, et torturer, plusieurs autres intellectuels et internautes ? Candy… comme bonbon, en anglais.

À la manière d’un mauvais polar, les autres contrats négociés par Amesys portent tous un nom de code inspiré de célèbres marques de friandises : “Finger” pour le Qatar (sa capitale s’appelle… Doha), “Pop Corn” pour le Maroc, “Miko” au Kazakhstan, “Kinder” en Arabie Saoudite, “Oasis” à Dubai, “Crocodile” au Gabon. Amesys baptisait ses systèmes de surveillance massif de l’Internet de marques de bonbons, chocolats, crèmes glacées ou sodas…

L’affaire se déguste dans Au pays de Candy, enquête sur les marchands d’armes de surveillance numérique, disponible dans toutes les bonnes librairies numériques :

           


Illustrations par Loguy pour Owni /-)

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Internet massivement surveillé http://owni.fr/2011/12/01/spy-files-interceptions-ecoutes-wikilleaks-qosmos-amesys-libye-syrie/ http://owni.fr/2011/12/01/spy-files-interceptions-ecoutes-wikilleaks-qosmos-amesys-libye-syrie/#comments Thu, 01 Dec 2011 12:36:54 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=88599

WikiLeaks rend public aujourd’hui près de 1 100 documents internes, plaquettes commerciales et modes d’emploi des produits commercialisés par les industriels des systèmes de surveillance et d’interception des télécommunications.

Ces nouvelles fuites montrent un marché de la surveillance de masse représentant désormais cinq milliards de dollars, avec des technologies capables d’espionner la totalité des flux Internet et téléphoniques à l’échelle d’une nation. Les fleurons de ce marché s’appellent Nokia-Siemens, Qosmos, Nice, Verint, Hacking Team, Bluecoat ou Amesys. Les documents détaillant leurs capacités d’interception, contenant une multitude de détails technologiques, seront progressivement mis en ligne par WikiLeaks.

OWNI, partenaire de cette opération baptisée SpyFiles avec Privacy International et The Bureau of Investigative Journalism, deux ONG britanniques, ainsi que le Washington Post, The Hindu, L’Espresso, la chaîne allemande ARD, a tenté de visualiser cette industrie d’un genre nouveau, en créant une cartographie interactive sur un site dédié, SpyFiles.org. Et Andy Mueller-Maguhn, ancien porte-parole du Chaos Computer Club allemand (le plus influent des groupes de hackers au monde), également associé à cette enquête, y consacre un site, BuggedPlanet.info – traduisez “planète sur écoute”.

Marchand d’armes de surveillance

À ce jour, nous avons répertorié 124 de ces marchands d’armes de surveillance, utilisant des technologies d’interception, dont 32 aux États-Unis, 17 au Royaume-Uni, 15 en Allemagne, dix en Israël, huit en France et sept en Italie… À l’instar des marchands d’armes “traditionnels“, la majeure partie d’entre eux sont situés dans des pays riches, et démocratiques. 12 des 26 pays recensés font ainsi partie de l’Union européenne qui, au total, totalise 62 de ces entreprises.

87 vendent des outils, systèmes et logiciels de surveillance de l’Internet, 62 de surveillance du téléphone, 20 des SMS, 23 font de la reconnaissance vocale, et 14 de la géolocalisation GPS. Sept d’entre elles font également dans la “lutte informatique offensive“, et commercialisent donc des chevaux de Troie,rootkits et autres backdoors (portes dérobées) permettant de prendre le contrôle d’ordinateurs, à distance, et à l’insu de leurs utilisateurs. Ces systèmes espions ont ceci de particulier par rapport à ceux utilisés par les pirates informatiques qu’ils ne seraient pas repérés par la “majeure partie” des éditeurs d’antivirus et autres solutions de sécurité informatique.

Dans nos démocraties, la commercialisation, et l’utilisation, de ces systèmes de surveillance et d’interception des télécommunications est strictement encadrée. Mais rien n’interdit, en revanche, de les vendre à des pays moins regardants, même et y compris à des dictatures : bien que conçus à des fins d’espionnage, ils ne font pas partie de ces armes dont l’exportation est encadrée par les lois nationales, européennes ou internationales. Ce n’est donc peut-être pas moral, mais tout à fait légal, en l’état.

Et les marchands d’armes se font fort d’exploiter ce vide juridique, comme le reconnaissait récemment Jerry Lucas, l’organisateur d’ISS, le salon international qui rassemble tous les deux ou trois mois les professionnels de l’interception des communications :

Les systèmes de surveillance que nous exposons dans nos conférences sont disponibles dans le monde entier. Certains pays les utilisent-ils pour supprimer certaines déclarations politiques ? Oui, probablement. Mais ce n’est pas mon job de faire le tri entre les bons et les mauvais pays. Ce n’est pas notre métier, nous ne sommes pas des hommes politiques.

Notre business est de mettre en relation ceux qui veulent acheter ces technologies avec ceux qui les vendent. Vous pouvez bien vendre des voitures aux rebelles libyens, et ces voitures sont utilisées comme armes. General Motors et Nissan devraient-ils se demander comment leurs véhicules seront utilisés ? Pourquoi n’allez-vous pas également interroger les vendeurs de voiture ? C’est un marché ouvert. Vous ne pouvez pas enrayer la circulation de matériels de surveillance.

Interrogé par le Wall Street Journal, Klaus Mochalski, co-fondateur d’Ipoque, une société leader dans ce secteur, répondait de son côté que “c’est un dilemme, moral et éthique, auquel nous sommes constamment confrontés : c’est comme un couteau. Vous pouvez vous en servir pour trancher des légumes, mais vous pouvez également tuer votre voisin“… à ceci près que ces outils ne sont pas en vente libre dans n’importe quel magasin, et que les sociétés qui les commercialisent n’en font pas la promotion dans des foires commerciales ou marchés du coin, mais uniquement dans les salons réunissant marchands d’armes, et clients habilités à en acheter.

Silence radio

ISS interdit ainsi aux journalistes d’assister à ses conférences, et même d’entrer dans son salon. Et il était étonnant de constater, à visiter les nombreux stands spécialisés dans les technologies de surveillance présents au récent salon Milipol, qui s’est tenu à Paris en octobre dernier, que les représentants de ces derniers étaient bien plus frileux que les marchands d’armes traditionnels pour ce qui est de répondre aux questions des journalistes…

Contactée par OWNI, Amesys, la société française qui a vendu un système d’interception massive de l’Internet à la Libye de Kadhafi, se défausse ainsi auprès de son “client” :

Amesys est un industriel, fabricant de matériel. L’utilisation du matériel vendu (sic) est assurée exclusivement par ses clients.

A contrario, Thibaut Bechetoille, le PDG de Qosmos, une autre société française qui, à l’instar d’Ipoque, équipait ce même Big Brother libyen, et qui équipe également celui utilisé, actuellement, par les Syriens, a piteusement expliqué à l’agence Bloomberg que son conseil d’administration avait bien décidé de cesser ses activités en Syrie, mais que c’était “techniquement et contractuellement” compliqué…

A ce jour, quatre autres entreprises occidentales ont été identifiées comme prestataires de services des “grandes oreilles” syriennes : Area, une entreprise italienne qui a dépêché, en urgence, des équipes afin d’aider les services de renseignements syriens à identifier les (cyber) dissidents, Utimaco, filiale allemande de l’éditeur d’antivirus britannique Sophos – qui n’était pas au courant qu’Area utilisait ces systèmes en Syrie -, l’allemand Nokia Siemens, dont les équipements de surveillance de l’Internet auraient été transmis à la Syrie par son voisin iranien, et Bluecoat, une société américaine auquel le site reflets.info a consacré de nombreux articles.

On savait, depuis quelques années, que ces armes de surveillance étaient utilisées en Chine ou en Iran notamment, mais il a fallu attendre le printemps arabe, et les traces ou preuves laissées par ces marchands de surveillance (essentiellement occidentaux) en Tunisie, en Egypte, en Libye, à Bahrein ou en Syrie, pour en prendre toute la mesure.

La quasi-totalité de ces marchands d’armes de surveillance se targuent certes d’oeuvrer en matière de “lawful interception” (interceptions légales en français) et se vantent de travailler avec des ministères de la défense, de l’intérieur ou des services de renseignement. L’allemand Elaman, lui, va jusqu’à écrire, noir sur blanc, que cela permet aussi d’identifier les “opposants politiques” :

En matière de télécommunications, la notion de “rétention des données” porte généralement sur le stockage de toute information (numéros, date, heure, position, etc.) en matière de trafic téléphonique ou Internet. Les données stockées sont généralement les appels téléphoniques émis ou reçus, les e-mails envoyés ou reçus, les sites web visités et les données de géolocalisation.

Le premier objectif de la rétention des données est l’analyse de trafic et la surveillance de masse. En analysant les données, les gouvernements peuvent identifier la position d’un individu, de ses relations et des membres d’un groupe, tels que des opposants politiques.

Initialement développés afin de permettre aux services de renseignements d’espionner en toute illégalité, ces systèmes, outils, logiciels et autres “gadgets” conçus pour écouter, surveiller, espionner, traçabiliser ou géolocaliser quelqu’un “à l’insu de son plein gré“, sont aujourd’hui devenus un véritable marché. Interrogé par le WSJ, Jerry Lucas, l’organisateur d’ISS, expliquait ainsi que, parti de quasiment zéro en 2001, il avoisinerait aujourd’hui les 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires, par an.

Les Spy Files sont publiés par WikiLeaks à cette adresse.


Retrouvez notre dossier sur les Spy Files :

- Mouchard sans frontière

- La carte d’un monde espionné

Retrouvez nos articles sur Amesys.

Retrouvez tous nos articles sur WikiLeaks et La véritable histoire de WikiLeaks, un ebook d’Olivier Tesquet paru chez OWNI Editions.


@manhack (sur Twitter), jean.marc.manach (sur Facebook & Google+ aussi) .

Vous pouvez également me contacter de façon sécurisée via ma clef GPG/PGP (ce qui, pour les non-initiés, n’est pas très compliqué). A défaut, et pour me contacter, de façon anonyme, et en toute confidentialité, vous pouvez aussi passer par privacybox.de (n’oubliez pas de me laisser une adresse email valide -mais anonyme- pour que je puisse vous répondre).

Pour plus d’explications sur ces questions de confidentialité et donc de sécurité informatique, voir notamment « Gorge profonde: le mode d’emploi » et « Petit manuel de contre-espionnage informatique ».

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Réfugiés sur écoute http://owni.fr/2011/12/01/amesys-bull-eagle-surveillance-dpi-libye-wikileaks-spyfiles-kadhafi/ http://owni.fr/2011/12/01/amesys-bull-eagle-surveillance-dpi-libye-wikileaks-spyfiles-kadhafi/#comments Thu, 01 Dec 2011 12:35:31 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=88393

Ils sont poètes, journalistes, écrivains, historiens, intellectuels, et ont entre 50 et 70 ans. La plupart occupait un rôle clé dans les réseaux de l’opposition libyenne. Récemment, sept d’entre-eux vivaient encore en exil : quatre au Royaume-Uni, deux aux Etats-Unis, un à Helsinki. L’un d’entre-eux a été désigné, en août dernier, ambassadeur de Libye à Londres. Un autre faisait partie des 15 membres fondateurs du Conseil national de transition (CNT), créé en mars 2011 pour coordonner le combat des insurgés. Il a depuis été nommé ministre de la culture.

Tandis qu’elles résidaient en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, les correspondances électroniques de ces personnalités ont toutes été espionnées par les systèmes de surveillance d’Amesys, un marchand d’armes de guerre électronique français intégré au groupe Bull.

Ainsi qu’OWNI l’a découvert en travaillant en partenariat avec l’organisation Wikileaks, qui dévoile ce jeudi près de 1 100 documents provenant des industriels de la surveillance massive et de l’interception des télécommunications auxquels la société Amesys appartient. Ces nouvelles fuites montrent un marché de la surveillance de masse apparu en 2001 et représentant désormais 5 milliards de dollars, avec des technologies capables d’espionner la totalité des flux internet et téléphoniques à l’échelle d’une nation. Ces matériels, pour l’essentiel, sont développés dans des démocraties occidentales et vendues un peu partout, notamment à des dictatures comme on a pu le découvrir à l’occasion du printemps arabe. Contactés dans le cadre de cette enquête, les responsables de la société Amesys nous ont adressé la réponse suivante :

Amesys est un industriel, fabricant de matériel. L’utilisation du matériel vendue (sic) est assurée exclusivement par ses clients. Amesys n’a donc jamais eu accès à l’exploitation faite du matériel vendu en Libye.

Cependant, les pseudos ou adresses e-mails de ces opposants libyens, ainsi que ceux de deux fonctionnaires américains et d’un avocat britannique, apparaissent nommément dans le mode d’emploi du système Eagle de “surveillance massive” de l’Internet, “à l’échelle d’une nation“, rédigé en mars 2009 par des employés d’Amesys.

OWNI avait révélé en juin dernier que ce système de surveillance de toutes les communications internet (mail, chat, sites visités, requêtes sur les moteurs de recherche…), avait été vendu à la Libye de Kadhafi, ce que le Wall Street Journal et la BBC avaient confirmé cet été, mais sans que l’on puisse alors en évaluer les conséquences.

La page 52 du manuel visait initialement à expliquer aux utilisateurs d’Eagle qu’on ne peut pas cartographier les relations de plus de 80 “suspects“. La capture d’écran associée, une fois désanonymisée, révèle ainsi une quarantaine de pseudonymes, adresses e-mail et numéros de téléphone ; la barre de défilement, à droite, laissant penser que le document d’origine en comportait au moins deux fois plus :

Nous avons mis plus de deux mois à identifier à qui correspondaient ces adresses e-mails et pseudonymes, et pour contacter leur propriétaire. Et, de fait, Annakoa, l’homme au plus de 80 contacts qui dépasse donc le nombre de “suspects” que peut traiter le logiciel Eagle, avait beaucoup de relations. Et pas n’importe qui.

Ici Londres

Annakoa est le pseudonyme de Mahmoud al-Nakoua, un intellectuel, journaliste et écrivain libyen de 74 ans, co-fondateur du Front national pour le salut de la Libye (NFSL), le mouvement d’opposition libyen le plus important, après celui des Frères musulmans. Considéré comme l’un des “pères fondateurs” de l’opposition libyenne en exil, il vivait en Grande-Bretagne depuis 32 ans, au moment où il était espionné par les systèmes d’Amesys. Il a depuis été nommé, en août dernier, ambassadeur de la Libye à Londres par le CNT.

Présent également dans cette liste de personnes surveillées, Atia Lawgali, 60 ans, fait partie des 15 membres fondateurs du comité exécutif du CNT, qui l’a depuis nommé ministre de la culture.

Également sous la surveillance des appareils d’Amesys, Aly Ramadan Abuzaakouk, 64 ans, qui anime une ONG de défense des droits de l’homme, libyaforum.org, basée à Washington, où il vivait en exil depuis 1977, a reçu 269 000 dollars du National Endowment for Democracy (NED), une ONG financée par le Congrès américain afin de soutenir ceux qui luttent pour la démocratie, qui le qualifie de “figure de proue du mouvement pro-démocrate libyen“.

Placé, en 1981, sur la liste des personnes à “liquider” par les nervis de Kadhafi, Abdul Majid Biuk avait lui aussi trouvé asile politique aux États-Unis, où il est aujourd’hui principal d’une école islamique. L’ONG qu’il avait créée, Transparency-Libya.com, a de son côté reçu 269 000 dollars du NED.

Lui aussi suivi à la trace par la technologie vendue à Kadhafi, Ashour Al Shamis, 64 ans, vivait en exil en Grande-Bretagne, d’où il animait Akhbar-libya.com, un site d’information anglo-arabe qui lui aussi par le NED, à hauteur de 360 000 dollars.

Sabotages et espionnages électroniques

Akhbar-Libya.com, tout comme Transparency-Libya.com, n’existent plus : les opposants libyens en exil ont ceci en commun qu’une bonne partie de leurs boîtes aux lettres électroniques ont été piratés, et que leurs sites ont tous été “détruits“, plusieurs fois, par des pirates informatiques à la solde de la dictature libyenne. Et c’est aussi pour “restaurer et sécuriser (leur) site web contre les attaques virtuelles destinées à les détruire” que le NED les avait financés.

Après s’être attaqué à leurs sites, et piraté leurs boîtes aux lettres e-mails, les services de renseignement de Kadhafi décidèrent d’aller encore un peu plus loin, en achetant à Amesys son système de surveillance de l’Internet, afin de savoir avec qui ils correspondaient. Ce pour quoi deux employées du NED apparaissent dans la liste des adresses e-mails ciblées : Hamida Shadi, en charge des subventions concernant la Libye, et Raja El Habti, qui était alors l’une des responsables du programme Moyen Orient & Afrique du Nord.

Désireux d’engager des poursuites contre les premiers piratages, Shamis était de son côté entré en contact avec Jeffrey Smele, un avocat britannique spécialiste de l’Internet et du droit des médias. Smele est aussi l’avocat du Bureau of Investigative Journalism (BIJ), une ONG britannique de journalisme d’investigation avec qui nous avons travaillé sur ces dernières fuites de WikiLeaks. Et c’est peu dire que nos confrères ont découvert avec stupeur que Jeffrey Smele figurait en deuxième position sur la liste verte des personnes surveillées pour avoir cherché à défendre Shamis contre les piratages libyens.

Les anglo-saxons ne sont pas les seuls à avoir pâti de cette surveillance électronique. Et plusieurs des Libyens, vivant en Libye et proprement identifiés dans la “liste verte“, ont été directement menacés du fait de leurs communications Internet :

Yunus Fannush, dont le frère fut pendu par Kadhafi, avait ainsi été personnellement convoqué par Moussa Koussa, l’ancien patron des services secrets libyens. Ce dernier lui montra plusieurs e-mails échangés avec des opposants à l’étranger, ainsi que la liste des pseudos qu’il utilisait pour écrire des articles publiés à l’étranger.

Ahmed Fitouri, un journaliste qui avait passé 10 ans dans les geôles libyennes, pour avoir fait partie du parti communiste, fut quant à lui arrêté par les autorités alors qu’il devait rencontrer une personne avec qui il n’était en contact que par e-mail.

Mohamed Zahi Bashir Al Mogherbi, qui avait fait ses études aux États-Unis, et qui dirigeait le département de sciences politiques de l’université de Benghazi, avait de son côté demandé à ses amis en exil de cesser tout contact Internet avec lui après avoir, lui aussi, été menacé par les autorités.

Ramadan Jarbou, écrivain, chercheur et journaliste installé à Benghazi, a eu plus de chance. Comme il l’avait raconté l’été dernier à Libération, il a “profité au maximum” de sa relation privilégiée avec l’un des fils de Kadhafi, qui l’avait approché pour faire partie de son équipe de réformateurs, pour feinter le régime et “écrire des articles sous pseudonyme publiés sur des sites de l’opposition en exil“, ceux-là même que finançaient le NED sans que, apparemment, il n’ait été inquiété.

Un système anti-WikiLeaks

Dans le communiqué de presse qu’Amesys avait publié début septembre, la filiale de Bull avait écrit que son système, installé en 2008, s’était contenté d’analyser “une fraction des connexions internet existantes” en Libye, et avait tenu à rappeler que :

Toutes les activités d’Amesys respectent strictement les exigences légales et réglementaires des conventions internationales, européennes et françaises.

En l’espèce, le manuel d’Eagle apporte la preuve qu’Amesys a, sinon violé les “exigences légales et réglementaires des conventions internationales, européennes et françaises“, en tout cas espionné des figures de l’opposition libyenne vivant, notamment, au Royaume-Uni et aux États-Unis, un avocat britannique et deux salariées d’une ONG financée par le Congrès américain… On est donc bien loin de l’analyse d’”une fraction des connexions internet existantes” en Libye.

En mars 2011, Amesys était par ailleurs fière d’annoncer le lancement de BullWatch, un “système anti-WikiLeaks unique au monde” de prévention des pertes de données destiné à “éviter la propagation non maîtrisée de documents sensibles“.

Pour le coup, Amesys n’a même pas été en mesure de protéger correctement ses propres informations sensibles. Dans le fichier interne à la société sur lequel nous avons travaillé, les références des personnes espionnées avaient été anonymisées, mais grossièrement. Pour parvenir à les faire émerger, nous n’avons pas eu besoin de recourir aux services de la crème des experts en matière de hacking. Il nous a suffit de cliquer sur les images “anonymisées” avec le bouton droit de sa souris, de copier lesdites images, puis de les coller dans un éditeur graphique… pour faire disparaître les caches apposées sur l’image. Ce que tout un chacun pourra vérifier en consultant le fichier (voir ci-dessous).

Amesys ne se contente pas de vendre à des dictatures ses appareils de surveillance tous azimuts d’Internet. En octobre dernier, OWNI racontait que cette entreprise très dynamique équipe aussi les institutions sécuritaires françaises. Les comptes-rendus des marchés publics montrent la vente d’au moins sept systèmes d’interception et d’analyse des communications. Mais ni Matignon, ni les ministères de la Défense et de l’Intérieur n’ont daigné répondre à nos questions.

La porte-parole de Bull est la fille de Gérard Longuet, ministre de la Défense qui, le 13 juillet 2001, a élevé Philippe Vannier, l’ex-PDG d’Amesys devenu celui de Bull, au grade de chevalier de la légion d’honneur“. Et cet été, le Fonds stratégique d’investissement (partiellement contrôlé par l’État) est arrivé au capital de la société.


Retrouvez notre dossier sur les Spy Files :

- La surveillance massive d’Internet révélée

- La carte d’un monde espionné

Retrouvez nos articles sur Amesys.

Retrouvez tous nos articles sur WikiLeaks et La véritable histoire de WikiLeaks, un ebook d’Olivier Tesquet paru chez OWNI Editions.



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Vous pouvez également me contacter de façon sécurisée via ma clef GPG/PGP (ce qui, pour les non-initiés, n’est pas très compliqué). A défaut, et pour me contacter, de façon anonyme, et en toute confidentialité, vous pouvez aussi passer par privacybox.de (n’oubliez pas de me laisser une adresse email valide -mais anonyme- pour que je puisse vous répondre).

Pour plus d’explications sur ces questions de confidentialité et donc de sécurité informatique, voir notamment « Gorge profonde: le mode d’emploi » et « Petit manuel de contre-espionnage informatique ».

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Vidéosurveillance en rase campagne http://owni.fr/2011/11/17/videosurveillance-villages/ http://owni.fr/2011/11/17/videosurveillance-villages/#comments Thu, 17 Nov 2011 07:30:58 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=87058

Il y a une dizaine d’années, la municipalité de Vosne-Romanée, 417 habitants, a voulu installer des caméras de vidéosurveillance. Refus répétés de la préfecture. Motif :

Vous n’êtes pas aux Minguettes.

Mais depuis 2009, trois puis six caméras ont été installées et le maire Maurice Chevallier explique avoir nettement moins peiné pour obtenir les autorisations. C’est que les temps ont changé : désormais l’outil est développé dans le cadre d’une politique publique, avec des objectifs chiffrés régulièrement annoncés. Le dernier en date, c’est le triplement “en deux ans” du nombre de caméras sur la voie publique, voulu par Nicolas Sarkozy, annoncé en 2007 par Michèle Alliot-Marie, réitéré par Brice Hortefeux en 2009, et récemment relativisé par la Cour des Comptes, qui a dénombré… trois fois moins de caméras que le chiffre avancé par le ministère de l’Intérieur.

En attendant, mêmes les petites villes, voire les villages, s’équipent. Ce n’est plus l’apanage des grandes villes ou des communes fortunées de l’ouest parisien ou de la Côte d’Azur. Pas une semaine sans que la presse locale relaye l’installation d’un système ou des velléités dans ce sens.

15 caméras pour 1 100 habitants

La lutte contre la délinquance est l’argument principal mis en avant par les élus que nous avons contactés, pour expliquer leur investissement dans ces matériels. « Il y avait des cambriolages à droite à gauche, parfois inquiétants, une attaque au bélier. La population était favorable », avance René Bourgeois, adjoint à la sécurité de Saint-Arnoult, à côté de Deauville, 15 caméras courant 2012 pour 1 100 habitants, dont trois en intercommunalité.

« Nous avions des problèmes aux mêmes endroits, la police ne travaille pas la nuit, nous avons bien fait appel à la gendarmerie, mais ça ne résout pas tout », explique François Masson, adjoint au maire en charge des travaux à Daix (Côte d’Or), bientôt 8 caméras pour 1 430 habitants.

Interrogés sur les différents rapports très critique sur la vidéosurveillance, les élus ne semblent pas douter de l’intérêt de leur choix : « Vous savez, j’en ai lu beaucoup, celui-là ne me dit rien. Nous on fait du très sérieux », répond M. René Bourgeois. Le conseil municipal est allé s’enquérir avant des résultats chez sa voisine Cabourg, et il a été convaincu. Quand on lui parle du phénomène de déplacement de la délinquance (ce qu’on appelle l’”effet plumeau“), il s’exclame :

Ils vont se déplacer sur une autre commune, c’est évident, chacun son problème.

« J’ai suivi l’actualité sur le sujet, les avis sont partagés. Je ne pense pas que la vidéosurveillance règlera la totalité des problèmes, nuance François Masson mais c’est un outil dissuasif qui permettra d’en résoudre une partie. On espère qu’elle nous permettra de faire baisser les incivilités et que la police et la gendarmerie suivent des problèmes. Je regarde sur Dijon, Beaune, ils affichent des résultats pas négligeables. »

« C’est plus calme maintenant », annonce Maurice Chevallier. Quand on lui demande combien de cas ont été résolus, il répond : « on n’a pas les chiffres, je ne sais pas exactement. La gendarmerie est venue une ou deux fois depuis l’installation. On n’est pas au courant des suites, je ne sais même pas s’ils sont venus pour des cambriolages. »

20% du budget communal

L’aide apportée par le Fonds interministériel de la prévention de la délinquance (FIPD) , a incité les élus à franchir le pas. En guise de prévention, le FIPD consacre en 2011 30 millions à la vidéosurveillance sur une enveloppe totale de 51 millions, soit 60%. Les projets reçoivent des subventions allant jusqu’à 50% HT.

En dépit de cet apport, les investissements sont conséquents et inconséquents. Une caméra revient en moyenne à 20 000 euros, selon une estimation du chercheur Tanguy Le Goff, voire quasiment le double, 36 600 euros, selon le rapport de la Cour des Comptes. Daix a ainsi consacré 100 000 euros HT, dont 40% de subventions, soit au total 60 000 euros à sa charge. Il faudra y rajouter l’entretien, estimé par Tanguy Le Goff à 10% par an en moyenne de l’investissement initial et ces frais ne sont pas subventionnés par le FIPD. Chaque année, elle dépense 12 000 euros pour réparer les dégradations. Le budget consacré aux associations est de 30 à 35 000 euros.

Vosne-Romanée a investi 16 000 euros HT subventionné à 15 % soit environ 13 600 euros au total. Le budget de la commune est de 536 000 euros, dont 3.000 vont aux associations. Saint-Arnoult dépensera de 50 000 à 100 000 euros HT, en fonction du résultat de l’appel d’offre, subventionné à 40%. Si le dossier avait été bouclé cette année, elle aurait été de 50%, regrette René Bourgeois, « l’État resserre les cordons ». La commune, aisée, a un budget annuel de 5, 757 millions, dont 7 605 euros va aux associations.

Le Thillay a encore plus cassé sa tirelire pour son équipement, en dépit des 30% de subventions. Cette petite ville de 4 000 habitants près de Roissy a dépensé 248 000 euros, soit près de 20% du budget communal, pour treize caméras en 2006. Cela fait cher la tranquillité des carpes, puisque les caméras filment entre autres… le lac, comme le maire Georges Delhalt l’expliquait dans le documentaire Camera City (vers 30′)

« – les caméras sur le lac, c’est pour la tranquillité, pour le confort, pour que ça reste un endroit calme, c’est pour prévoir, prévenir ce qui ne se produirait pas. (sic) [...]
- Mais ici, vous n’avez pas de délinquance ?
- L’été, si, un peu, pas forcément des gens qui habitent la commune, des gens qui viennent de l’extérieur aussi. C’est vrai que c’est joli, c’est plaisant et c’est calme.
-C’est quoi les problèmes ?
- C’est des tapages nocturnes, promenade du lac, les gens en sont presque venus aux mains. Avec les caméras, ils ne viennent plus. »

Ils ne viennent plus mais comme M. Delhalt le dit ensuite : « ce que je crains, c’est qu’ils aillent sur d’autres communes, là où ils n’ont peut-être pas les moyens de mettre des caméras. » L’élu assume son investissement :

C’est très cher, mais la sécurité, ça n’a pas de prix.

Et ça devrait continuer : « Tout système est perfectible, soupire M. Chanal, le chef de la police municipal, donc on veut l’améliorer, les caméras ont quelques années, ça évolue tellement vite. Mais je ne sais pas si cela sera budgété. » Six caméras ont récemment été rajoutées, pour un montant de 50 000 euros, une partie du  système a dû être changé au passage.

Réflexion

Interrogé sur ces exemples, Dominique Legrand, de l’Association nationale de la vidéoprotection (AN2V) répond que la question du coût n’a pas de sens : « ll faut partir de la stratégie pour réfléchir ensuite sur l’organisation et enfin la technique. Il n’y a plus de notion de coût. Des caméras sur la voie publique pour des cambriolages, ça ne sert pas à grand chose. » Et de regretter que « les étapes de réflexion [soient] trop souvent sautées. »

Pour diminuer l’investissement, ou obtenir un équipement qu’elles ne pourraient pas s’offrir sinon, certaines villages s’équipent dans le cadre de l’intercommunalité. La Cavam, au nord de Paris, a été la première à s’y mettre, en 2006, sa voisine Val-et-Forêt a aussi fait ce choix. La tendance devrait s’accentuer puisque la Loppsi encourage la mutualisation.

Le système permet alors de bénéficier d’un Centre de sécurité urbaine (CSU) mutualisé, où des policiers surveillent tout ou partie de la journée ce qui se passe sur les écrans. Sinon, les villages en solo s’en passe, ce qui avait valu cette remarque de M. Georges Pons, maire de Baudinard-sur-Verdon (83), qui avec 12 caméras pour 155 habitants détient le record français du ratio caméras/nombre d’habitants le plus élevés :

C’est trop cher, on a deux employés de voirie, deux secrétaires et une femme de ménage. C’est la sécurité du pauvre, c’est dissuasif. Je sais que ce n’est pas le top mais en attendant les caméras fonctionnent 24 heures sur 24.

Une affirmation contestable puisque les dysfonctionnements touchent environ 5% du parc en moyenne, toujours selon Tanguy Le Goff. Dominique Legrand s’énerve franchement quand on évoque cette question des opérateurs : « c’est une faute grave du Conseil constitutionnel, vous pouvez le mettre en gras, qui a censuré l’article 18 de la Loppsi, sous le lobbying du PS. Il a estimé que le privé, pour des raisons de prérogative régalienne de la gendarmerie et de la police, n’avait pas à s’occuper de la surveillance de la voie publique. Le privé ne chercherait qu’à faire de l’argent. Le PS s’est tiré une balle dans le pied. » Pour lui, couplé à de la détection automatique d’anormalité, la dernière marotte technologique du secteur, cette solution aurait été pourtant bien utile.

Suréquipement

Si l’on s’en tient au matériel, dans tous les cas cités, les communes sont dans une situation de suréquipement. En effet, Jean-Louis Blanchou, ancien responsable de la mission pour le développement de la vidéoprotection, indiquait que « si on veut pouvoir suivre les individus sur un parcours dans une ville, si on veut savoir et voir ce que font les bandes, il faut en moyenne [...] 2 000 habitants par caméras en zone urbaine, 1 000 en zone rurale ». De là à s’imaginer que certaines sociétés profitent d’élus pas très bien renseignés et sincères – aucun de ceux interrogés n’en avaient fait une promesse de campagne -, il n’y a qu’un pas à franchir et c’est un professionnel du secteur qui le franchit, Patrice Ferrand, représentant de Mobotix en France, « leader mondial du marché des systèmes numériques de vidéo-surveillance réseau haute résolution » :

Il y a beaucoup d’opportunistes.

Finalement, le plus sage, c’est peut-être, comme cet élu de l’Ain, d’investir dans… de fausses caméras. 5 euros la pièce et effet dissuasif assuré tant que le pot aux roses n’est pas découvert, le retour sur investissement est maximal.


Illustrations et images par Marion Boucharlat pour Owni /-) avec une photo de Laurabot [cc-by-nc-nd]
Photo par Kenyee [cc-by-nc-nd] et Rick Forgo [cc-by-nc-sa] via Flickr

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Alain Bauer ou le paradoxe sécuritaire http://owni.fr/2011/10/31/alain-bauer-ou-le-paradoxe-securitaire/ http://owni.fr/2011/10/31/alain-bauer-ou-le-paradoxe-securitaire/#comments Mon, 31 Oct 2011 11:11:05 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=84902 Alain Bauer, figure incontournable des politiques sécuritaires de ces 15 dernières années, critique aujourd’hui, à mots couverts, l’instrumentalisation politicienne qui en est faite. Comme en témoigne le Livre blanc sur la sécurité publique qu’il a remis à Claude Guéant la semaine passée. A défaut de savoir si ses avis sont entendus, force est de constater son impuissance, les ministères de l’Intérieur successifs n’ayant de cesse de faire le contraire de ce qu’il dit, ou de refuser de l’écouter.

Nommé président de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), en 2003, lorsque Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, puis président de la Commission sur le contrôle des fichiers de police, puis de la Commission nationale de la vidéosurveillance, Alain Bauer est considéré comme le Mr sécurité de Nicolas Sarkozy. Après avoir contribué au virage sécuritaire du parti socialiste, au sein duquel il a longtemps oeuvré.

Homme de réseau issu du parti socialiste, “antistalinien primaire” et ancien Grand Maître du Grand Orient de France, Alain Bauer a commencé à travailler sur la police alors que Michel Rocard était premier ministre. Il a ensuite été recruté par la Science Application International Corporation (Saic), “machine de guerre privée et secrète du Pentagone et de la CIA” spécialisée, notamment, dans les technologies de sécurité. En 1994, il créé son propre cabinet privé de conseil en sécurité, AB Associates.

A qui profite le chiffre ?

Interrogé par OWNI sur la politique du chiffre, décriée depuis des années, Alain Bauer est des plus clairs : “la politique du chiffre n’a aucun intérêt : ce qui compte c’est la performance et le résultat. L’objectif n’est pas de faire des croix, et je ne considère pas que les fumeurs de shit valent un assassin“.

N’importe qui peut faire dire n’importe quoi aux chiffres“, avait ainsi expliqué à TF1 Alain Bauer qui, en tant que président de l’ONDRP, dont le coeur de métier est précisément le recueil et l’analyse statistiques des données policières, sait de quoi il parle :

Politiciens et journalistes sont complices d’un processus de simplification qui conduit à de la désinformation. Ils adorent n’avoir qu’un chiffre à communiquer, qui monte ou qui baisse. Le problème est qu’un vol de chewing-gum, qui vaut “1″ en statistique, n’est pas égal à un homicide qui, pourtant, vaut également “1″.

Alain Bauer expliquait ainsi qu’”en matière de délinquance, il existe trois catégories d’infractions, et trois seulement : les atteintes aux biens (vol de voiture, de téléphone etc…), les atteintes aux personnes ( vol avec agression, coups, viol, homicide…) et les escroqueries économiques et financières (chèque volé, vol de carte de crédit…) (qui) ne peuvent pas se cumuler” :

Donc, le principe de délinquance générale, même s’il est systématiquement utilisé, n’a jamais rien voulu dire. La gauche a eu le malheur de connaître une forte progression et même le plus haut taux historique jamais enregistré en matière de criminalité, en 2001, avec 4,1 millions de crimes et délits. Ensuite ce chiffre est redescendu, mais ce chiffre global n’a aucune signification réelle. En revanche, on peut dire que pour les atteintes aux personnes, gauche ou droite, le résultat est marqué par une forte progression des violences.

En janvier dernier, Brice Hortefeux n’en était pas moins venu présenter sur TF1 le bilan chiffré de la lutte contre l’insécurité, graphique statistique à l’appui, montrant une hausse de 17,8% de la “délinquance globale” de 1996 à 2002, suivi d’une baisse de 16,2% depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au poste de ministère de l’Intérieur :

Or, et comme OWNI l’avait alors démontré, dans le même temps, les violences physiques avaient, elles, explosé de 90% depuis 1996 (voir Plus la délinquance baisse, plus la violence augmente)…

Vidéosurveillance : mais où sont passées les caméras ?

En 2001, “sur la base d’un échantillon“, explique-t-il aujourd’hui, Alain Bauer avait estimé que les 3/4 des caméras de vidéosurveillance n’avaient pas été déclarées, et qu’elles étaient donc hors la loi :

On estime à 150 000 le nombre de systèmes installés dans des lieux ouverts au public, mais seuls 40 000 ont été déclarés. Tous les autres sont donc illégaux. Quant aux systèmes nouveaux, 10 % – sur environ 30 000 – ont fait l’objet d’une déclaration.

Président de la Commission nationale de la vidéosurveillance depuis 2007, Alain Bauer se dit incapable de chiffrer le nombre de caméras en France, “même au doigt mouillé, parce qu’on n’est pas obligé de toutes les déclarer“.

Celles qui ont été déclarées, par contre, ont explosé : depuis 1995, 674 000 caméras ont été validées par les commissions préfectorales chargées de vérifier leur licéité, soit une augmentation de près de 200% par rapport au chiffre avancé par Michèle Alliot-Marie en 2007, lorsqu’elle s’était fixée comme objectif de tripler le nombre de caméras sur la voie publique d’ici 2009 :

On évalue à 340 000 les caméras autorisées dans le cadre de la loi de 1995, dont seulement 20 000 sur la voie publique (et) j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de l’exprimer, je veux tripler en deux ans le nombre de caméras sur la voie publique, afin de passer de 20 000 à 60 000.

L’objectif, martelé depuis par Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux et Claude Guéant, a été sévèrement relativisé lorsque la Cour des comptes, en juillet dernier, a révélé que les chiffres que lui ont confié les responsables de la police et de la gendarmerie faisaient état de seulement 10 000 caméras, pour un budget de 600 millions d’euros par an. Contacté par OWNI, le ministère de l’Intérieur, lui, martèle le chiffre de 35 000, tout en refusant de nous en donner la comptabilité, chiffrée, se bornant à renvoyer aux propos tenus par Claude Guéant dans la presse.

Alain Bauer, lui, attend 2012 avec impatience : “les autorisations accordées aux caméras avant 2007 seront toutes soumises à renouvèlement, on aura donc une idée précise du stock“. L’estimation du nombre de caméras est d’autant plus importante qu’elle permettra aussi, et au-delà du seul chiffre, de mesurer leur efficacité.

Or, Alain Bauer ne cache plus ses réserves à ce sujet, au point de critiquer ouvertement ceux qui pensent que, comme par magie, l’installation de caméras permettrait de résoudre tous les problèmes, comme il l’avait déclaré l’an passé sur France Inter :

Bruno Duvic : Alain Bauer, est-ce qu’on a précisément mesuré quand les caméras de vidéosurveillance étaient efficaces et quand elles l’étaient moins ?

Alain Bauer : Oui oui, on a de très nombreuses études sur la vidéoprotection, essentiellement anglo-saxonnes, qui montrent que dans les espaces fermés et clairement identifiés c’est très efficace, mais que plus c’est ouvert et moins on sait à quoi servent les caméras, moins c’est efficace, pour une raison simple, c’est qu’elles descendent rarement des poteaux avec leurs petits bras musclés pour arrêter les voleurs : la caméra c’est un outil, pas une solution en tant que tel…

Alain Bauer explique aujourd’hui à OWNI qu’il plaide ainsi depuis des années pour qu’une étude indépendante mesure scientifiquement l’efficacité de la vidéosurveillance, et qu’elle soit menée par des chercheurs et universitaires, y compris critiques envers cette technologie, à l’instar de Tanguy Le Goff ou d’Eric Heilmann. En 2009, ces derniers, en réponse au ministère de l’Intérieur qui venait de publier un rapport censé prouver l’efficacité de la vidéosurveillance en matière de prévention de la délinquance, avaient rétorqué, a contrario, que “rien ne permet de conclure à l’efficacité de la vidéosurveillance pour lutter contre la délinquance” (voir Vidéosurveillance : un rapport qui ne prouve rien). Etrangement, le projet d’étude scientifique et indépendante d’Alain Bauer aurait rencontré “peu d’enthousiasme” au ministère…

Les erreurs dans les fichiers de police ? Un “problème d’informaticiens”

C’est peu dire que les problèmes posés par les fichiers policiers soulèvent eux aussi “peu d’enthousiasme” place Beauvau. Président de la commission sur le contrôle des fichiers de police, Alain Bauer connaît là aussi bien le sujet. En 2006, il avait ainsi dénombré 34 fichiers policiers en 2006, et 45 en 2008. En 2009, les députés Delphine Batho (PS) et Jacques-Alain Bénisti (UMP), mandatés par l’Assemblée suite au scandale du fichier Edvige, en avaient de leur côté dénombré 58, dont un quart ne disposant d’aucune base légale. En mai 2011, OWNI en répertoriait pour sa part 70, dont 44 créés depuis que Nicolas Sarkozy est arrivé place Beauvau, en 2002.

Interrogé par OWNI cette explosion du nombre de fichiers, qu’il est censé contrôler, Alain Bauer explique que “la mission du Groupe de contrôle des fichiers était précisément de révéler notamment ceux qui existaient sans déclaration, puis de faire en sorte que les projets soient tous déclarés” :

Une partie de cette “inflation” est d’abord une révélation. Pour ma part, je suis favorable a une législation par type de fichiers comme je l’ai indiqué à la commission des lois de l’Assemblée nationale.

Cette mesure, consistant à débattre, au Parlement, de la création de tout nouveau fichier policier, figurait également en bonne place des 57 propositions formulées par Batho et Bénisti, dont la proposition de loi, bien que faisant l’objet d’un rare consensus parlementaire, et adoptée à l’unanimité par la commission des lois de l’Assemblée, a copieusement été enterrée sur ordre du gouvernement.

L’autre grand sujet d’inquiétude concernant ces fichiers est le nombre d’erreurs qui y figurent : en 2008, la CNIL avait ainsi constaté un taux d’erreur de 83% dans les fichiers STIC qu’elle avait été amenée à contrôler, tout en estimant que plus d’un million de personnes, blanchies par la Justice, étaient toujours fichées comme “défavorablement connues des services de police” dans ce fichier répertoriant plus de 5 millions de “suspects“, et plus de 28 millions de victimes.

La Justice n’envoie que 10% des mises à jour, mais ça changera avec le logiciel en 2012“, rétorque Alain Bauer, qui renvoie à la fusion programmée du STIC et de JUDEX (son équivalent, au sein de la gendarmerie), prévue pour 2012, au sein d’un Traitement des procédures judiciaires (TPJ) censé, notamment, moderniser le logiciel de rédaction de procédure développé voici une quinzaine d’année, et doté d’une interface type MS-DOS quelque peu dépassée.

L’objectif sera (aussi) d’avoir une équipe pour gérer le stock“, et donc les milliers, voire millions d’erreurs encore présentes dans les fichiers policiers, reconnaît Alain Bauer, un tantinet fataliste : “nous on recommande, mais c’est le ministère qui décide” . Et puis, “c’est un problème d’informaticiens“…

Photo d’Alain Bauer CC Thesupermat.

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Plus la délinquance baisse, plus la violence augmente http://owni.fr/2011/01/25/plus-la-delinquance-baisse-plus-la-violence-augmente/ http://owni.fr/2011/01/25/plus-la-delinquance-baisse-plus-la-violence-augmente/#comments Tue, 25 Jan 2011 16:16:22 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=43808

La sécurité ne doit pas être un thème de polémique, c’est un thème d’union, qui doit rassembler, mais les Français doivent savoir la vérité.
Brice Hortefeux, TF1, le 20 janvier 2011

Fait relativement inédit, Brice Hortefeux a tenu à illustrer, dans le JT de TF1, la baisse de la délinquance dont il s’enorgueillit avec un graphique pédagogique. A OWNI, on estime nous aussi que “les Français doivent savoir la vérité“. Alors nous avons nous aussi fait un graphique pédagogique, à partir des mêmes données, et pour le comparer à celui du ministère de l’Intérieur (à 1′ sur la vidéo).

Il y a une baisse de la délinquance globale, de plus de 2%, plus forte encore que celle de l’année dernière, et qui s’inscrit dans la durée, puisque cela fait 8 ans qu’il y a une baisse de la délinquance année après année.

Pour illustrer son propos, Brice Hortefeux a donc sorti un graphique montrant une hausse de 17,8% de la délinquance de 1996 à 2002, suivi d’une baisse de 16,2% depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au poste de ministère de l’Intérieur. Ce qui, dit autrement, revient également à constater que la délinquance a effectivement baissé de… 1,3% depuis 1996 :

+90% de violences physiques

Le rapport sur la Criminalité et délinquance enregistrées en 2010, basé sur les faits constatés par les services de police et les unités de gendarmerie et qui a permis au ministère de l’Intérieur de pondre ce graphique, est un peu plus complet… sauf qu’on n’y retrouve aucune trace de cette hausse socialiste, non plus que de cette baisse sarkozyste, et que Brice Hortefeux ne précise aucunement ce qu’il entend exactement par “délinquance“.

Un premier graphique présente cela dit l’évolution des “faits constatés d’atteintes aux biens, d’atteintes volontaires à l’intégrité physique et d’escroqueries et infractions économiques et financières entre 2005 et 2010“. C’est de ce graphique que serait apparemment tiré le chiffre de la “baisse de 1,9%” vantée par Brice Hortefeux.

En violet, le nombre de faits constatés, pour 1000 habitants, d’atteintes aux biens; en orange, les atteintes volontaires à l’intégrité physique; en vert, les escroqueries et infractions économiques et financières. On voit bien que la délinquance baisse. Par contre, quand on ne visualise que les “atteintes volontaires à l’intégrité physique” (en orange), là, ça ne baisse plus, ça explose, de plus de 90% depuis 1996 (=(7,4-3,9)/3,9*100), et de près de 16% depuis 2002 (voir le tableur) :

Dans l’interview qu’il a accordé au Figaro, et que l’on peut retrouver sur le site du ministère de l’Intérieur, Brice Hortefeux reconnaît que “les atteintes aux personnes restent le défi à relever” :

Point noir de toute société développée », les atteintes aux personnes ont vu leur hausse limitée à 2,5% en 2010. « C’est encore trop » a estimé le ministre, avant de souligner que « comparé au rythme annuel de plus de 10% par an sous le gouvernement socialiste », ce résultat indique que « la spirale infernale a été cassée ». Et le ministre de l’intérieur de préciser que « le phénomène des violences est désormais circonscrit géographiquement » puisque « les violences sont en baisse sur 90% du territoire ».

Le rapport d’où sont tirés les chiffres de Brice Hortefeux ne fait pas mention de cette baisse des violences “sur 90% du territoire“. A contrario, il évoque “la relative régularité du taux d’accroissement annuel des faits constatés d’atteintes volontaires à l’intégrité physique depuis 2007, soit + 2,4 % en 2008, + 2,8 % en 2009 et + 2,5 % en 2010“, une hausse de 4,3% des faits de “violence physiques crapuleuses” en 2010, ainsi qu’un “fort ralentissement de l’augmentation” (sic) des faits constatés de” violences physiques non crapuleuses” qui, après avoir doublé de 1996 à 2006, a augmenté de 28% en 5 ans. Et ce ne sont pas les seuls chiffres à exploser de la sorte :

En 2005, moins de 150 000 faits de coups et violences volontaires non mortels sur personnes de 15 ans et plus ont été constatés. En 5 ans, ce nombre s’est accru de près de 30 % (soit + 44 255 faits constatés).

Le nombre de faits de violences à dépositaire de l’autorité est proche de 27 500 en 2010, soit + 4 093 faits constatés en 5 ans (+ 17,5 %). Il dépasse 17 000 pour les
violences, mauvais traitements et abandons d’enfants, en hausse de plus de 37 % par rapport à 2005 (soit + 4 620 faits constatés).

“Un numéro digne des vendeurs d’épluche-patates magiques sur les marchés”

Le rapport présente également d’autres données attestant, a contrario, d’une baisse de certains indicateurs : le taux d’homicides (“hors tentatives“) est ainsi au plus bas depuis 1996. Mais le nombre de tentatives d’homicides enregistré en 2010, lui, “augmente de 13%“. Les statistiques sont politiques, et l’on peut leur faire dire ce que l’on veut, tout dépendant de la façon de les présenter ou, a contrario, de les noyer dans la masse.

Dans son éditorial politique sur France Inter, Thomas Legrand déploreun numéro digne des vendeurs d’épluche-patates magiques sur les marchés” :

Le ministre a sorti de sa serviette un panneau cartonné avec le chiffre de la délinquance. (…) Le problème c’est que ce chiffre est malléable à l’envie (et) que la violence ressentie par la population, celle qui pourrit la vie et qui accroît le sentiment d’insécurité c’est, évidemment, la violence aux personnes. C’est de celles-là qu’on parle quand on parle de l’insécurité et non pas des homicides, par exemple, qui décroissent depuis des décennies régulièrement. Et bien la violence aux personnes augmente de 2, 5% à 3% chaque année depuis 2005.

Dans sa critique bien troussée de la com’ rituelle du ministre de l’Intérieur, le sociologue Laurent Mucchielli revient également sur cette explosion des atteintes volontaires à l’intégrité physique :

Quant aux violences interpersonnelles, elles continuent leur hausse apparente, mais il faut appliquer la même rigueur de raisonnement et dire que le ministre n’en est pas davantage responsable. Cette hausse est régulière depuis maintenant plusieurs décennies. Et les recherches montrent qu’elle résulte principalement non pas d’une transformation des comportements mais d’une plus forte dénonciation de comportements classiques tels que les violences conjugales et les bagarres entre jeunes.

Des statistiques “indépendantes” ?

Afin d’asseoir la crédibilité de son propos, et de son graphique, Brice Hortefeux n’avait pas hésité à expliquer sur TF1 que les chiffres présentés “ne viennent pas du ministère de l’Intérieur, mais d’un observatoire indépendant“.

En l’espèce, il s’agit de l’Institut National des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice (INHESJ), “établissement public national à caractère administratif placé sous la tutelle du Premier ministre“, sis à l’École militaire de Paris.

En matière d’indépendance, on a vu mieux : l’INHESJ est en effet dirigé par André Michel Ventre, ex-contrôleur général des services actifs de la police nationale, et ancien secrétaire général du syndicat des commissaires et haut fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN, surnommé le Schtroumpf, et connu pour son soutien à Nicolas Sarkozy). Et sa création, en 2009, avait été saluée par une salve de chercheurs et magistrats dénonçant une “mise sous tutelle de la statistique pénale” par le ministère de l’intérieur…

L’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), le département de l’INHESJ chargé de la production statistique, est quant à lui présidé par Alain Bauer, le très contesté Mr Sécurité de Nicolas Sarkozy, ce qui faisait craindre à leurs opposants que ce “devienne une sorte de verrou pour ne laisser voir que le commentaire qu’il veut bien donner“… CQFD.

A toutes fins utiles, on rappellera que depuis 2002, Nicolas Sarkozy a fait adopter pas moins de 42 lois sécuritaires

PS : le théorème statistique qui sert de titre à cet article est directement inspiré de la maxime shadokienne selon laquelle « Ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir. Autrement dit : plus ça rate, plus on a de chances que ça marche. »

Photo d’Alain Bauer, CC Cornouaille.

SUR LE MÊME SUJET:
- “La com’ rituelle du ministre de l’Intérieur”
-“La délinquance n’a pas diminué: la vérité sur les statistiques”

Illustration de Une Marion Boucharlat

Retrouvez le dossier complet :
La note à l’origine de la politique du chiffre
La politique du chiffre se calcule
Fillon a abrogé la culture du chiffre de Sarkozy #oupas

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La délinquance n’a pas diminué: la vérité sur les statistiques http://owni.fr/2011/01/25/la-delinquance-na-pas-diminue-la-verite-sur-les-statistiques/ http://owni.fr/2011/01/25/la-delinquance-na-pas-diminue-la-verite-sur-les-statistiques/#comments Tue, 25 Jan 2011 13:22:18 +0000 Jean-François Herdhuin http://owni.fr/?p=43793 Jean-François Herdhuin, fonctionnaire de police français, contrôleur général, puis inspecteur général de la police nationale, nous livre son expérience au sein de la police, et revient sur les chiffres de la délinquance.

La présentation des chiffres de la délinquance pour 2010 m’a inspiré les réflexions suivantes : à l’oral du concours de commissaires de police le jury m’avait demandé de commenter cette citation de Churchill :

Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées.

Je suis persuadé que les examinateurs ne pensaient pas aux statistiques de la délinquance. C’est ainsi que j’ai très prudemment évité ce sujet. Pour ne pas susciter des interrogations j’ai replacé la question dans le domaine économique. Et pour aller au devant de ce que l’on attendait de moi, j’ai ajouté que nous avions besoin d’instruments de mesure pour guider notre action, même si ceux ci ne pouvaient être parfaits. J’ai donc évité de contrarier le jury.

“On ne parlait déjà que de chiffres”

Depuis 2002 le thème de l’insécurité étant parmi les premières préoccupations des français, les statistiques de la délinquance font l’objet de toutes les attentions.

A la tête de directions départementales de la sécurité publique pendant de longues années, j’avais aussi la responsabilité de l’élaboration des statistiques de la délinquance. En 2002 les responsables de la sécurité publique et de la gendarmerie ont été réunis à l’occasion ce que nous appelions une « grande messe ». Le discours du nouveau ministre de l’intérieur était mobilisateur, approuvé par la très grande majorité des auditeurs. A l’époque, j’ai regretté que les responsables du gouvernement précédent n’aient pas réussi, comme Nicolas Sarkozy, à créer cet élan de responsabilisation, voire d’optimisme chez les commissaires de police et dans la police en général.

Le Ministre de l’intérieur avait mis en place un système d’évaluation des performances, que nous appelions le « sarkomètre ». J’ai été convoqué à cette réunion d’évaluation pour une augmentation de 3% de la délinquance sur un seul mois. La réunion était présidée par le Ministre de l’Intérieur lui-même assisté de Claude Guéant et de Michel Gaudin, Directeur Général de la police Nationale. Quelqu’un m’avait prévenu, « si tu as ton nom en face, tu vas prendre ». Je ne suis pas sûr que cela soit vrai. Dès en entrant dans la salle, j’ai vérifié notre position, c’était sur la gauche du ministre, près d’un conseiller technique que j’appréciais beaucoup, il avait été mon directeur.

J’accompagnais mon Préfet, nous étions une douzaine de départements concernés. Pour nous, la Seine-Maritime, cela s’est plutôt bien passé, je n’en dirai pas autant pour certains préfets. J’étais gêné de voir ces grands serviteurs de l’Etat traités de la sorte devant nous, leurs subordonnés. Je me souviens de l’un d’entre eux qui, rouge de colère s’exclamait courageusement, « Mais nous avons travaillé Monsieur le Ministre ! » On ne parlait déjà que de chiffres. C’était avant notre tour, je me suis dit que si cela tournait mal, il valait mieux tenir tête. J’étais prêt, mais il m’a semblé que notre ministre était pressé de quitter la réunion.

La fabrique des statistiques

On me pardonnera la présentation un peu technique de l’élaboration des statistiques. Il s’agit de révéler les effets de cette pression sur les résultats et les chiffres de la délinquance. Cela peut varier en fonction des instructions qui sont données au plan départemental et aussi de pratiques locales plus ou moins répandues.

La manière la plus grossière, quoique très répandue de réduire la délinquance, est le refus de la prise de plainte. Cette attitude peut être due à l’insuffisance de la formation des personnels dédiés à l’accueil et aussi à l’affluence de plaignants. Des efforts ont toutefois été accomplis pour mieux accueillir le public avec des pratiques de testing de l’Inspection Générale de la Police Nationale.

L’utilisation abusive de la main courante, permet de masquer un nombre très important d’infractions. On enregistre dans la main courante sous l’appellation de« différents » voire même de « crimes et délits » des faits de toutes natures et de gravité parfois très importante.

Parmi les pratiques les plus productives de « bons résultats », il y a la possibilité de requalifier des délits en contraventions qui ne sont pas prises en compte dans l’état statistique. Il s’agit notamment des dégradations de biens privés ou publics. Les tentatives de cambriolages peuvent être enregistrées comme de simples dégradations contraventionnelles. Il en est de même pour des coups et blessures volontaires qui peuvent être convertis en violences légères afin d’être comptabilisées dans les contraventions de 5e classe. On oubliera souvent de mentionner les circonstances aggravantes de l’infraction pour ne pas la classer en délit. Il s’agit par exemple de la commission de l’infraction en réunion, ou encore des injures qui peuvent être en réalité des menaces sous conditions. On peut aussi omettre la présence d’une arme blanche ou d’une arme par destination. Pour éviter une plainte on peut encore « convertir » des violences familiales en simples différents, malgré la gravité des faits.

Au sujet de l’enregistrement et la transmission des statistiques, l’Office National de la Délinquance et des Réponses Pénales a découvert récemment une pratique qui date de 2002. C’est la prise en compte retardée de procédures pour assurer une bonne présentation aux médias en fin d’année. Les commissariats étaient invités à arrêter l’enregistrement, dans l’état « 4001 », de certaines procédures, celles qui font du chiffre, comme les dégradations, les atteintes aux biens. Ce ralentissement pouvait être ordonné depuis l’administration centrale, plusieurs jours avant. Ordre était parfois donné d’arrêter toute intégration un jour entier avant la fin du mois. La prise en compte des weekends, des jours fériés était déterminante pour espérer l’arrêt de l’enregistrement sans instruction particulière. La communication des chiffres est désormais mensuelle, pour atténuer les effets de l’impact médiatique de toute évolution à la hausse. Lorsque la communication était semestrielle et annuelle, en cas de résultats médiocres, la pratique de l’enregistrement retardé était systématique. Il est intéressant à cet égard d’observer les statistiques du mois qui suit la communication de celles-ci. Mais comme il faut bien procéder à l’enregistrement des procédures, il fallait procéder à des corrections les mois suivants par une utilisation appropriée de la main courante.

La délinquance est-elle vraiment en baisse?

L’observation objective des chiffres qui nous sont fournis permet de faire douter sérieusement du bilan qui nous est aujourd’hui présenté

Selon les résultats qui viennent d’être communiqués et le rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), les atteintes aux biens sont en diminution constante depuis 2004. On passe d’environ 2,7 millions d’atteintes aux biens en 2005 à 2,2 millions en 2010 soit une baisse de 17,1%. Il y aurait donc dans cette rubrique une diminution de 500 000 faits constatés.

Pour ce qui concerne les atteintes aux personnes entre 2005 et 2010 on enregistre une augmentation de 13,6%, (+57 998 faits constatés) avec 467 000 violences ou menaces constatées en 2010.

Pour ce qui est des escroqueries et des infractions économiques et financières l’ONDRP indique qu’elle n’est pas en mesure de « commenter les chiffres récents » car il y a une « rupture statistique (sic) dans le mode d’enregistrement des plaintes » en 2009. Il s’agit principalement des fraudes avec les cartes bancaires. Pour résumer on considère que ce sont les banques qui sont victimes de ce type de délit et non plus les détenteurs de ces moyens de paiement. Toutefois dans le bilan global de la délinquance cette catégorie d’infractions figure à la baisse avec -4,3% soit 16 072 faits constatés en moins avec 357 000 infractions. Comme l’indique les statistiques de l’ONDRP, si les règles d’enregistrement n’avaient pas évolué en 2009, elles auraient légèrement augmenté.

On peut aussi souligner la baisse des IRAS (infractions révélées par l’activité des services) ; il s’agit par exemple de l’usage de stupéfiants, du port d’arme, du recel. Pour ces faits il n’y a pas de plainte car tout dépend de l’initiative des services de police ; depuis 2009 ce chiffre est en baisse non négligeable, d’environ 3,3 % chaque année. Il est vrai qu’il avait augmenté les années précédentes.

Quel est l’impact de l’utilisation des mains courantes ?

La main courante informatisée, permet de recenser l’intégralité des mains courantes, elle a été mise en place progressivement et ce n’est qu’en 2008 que l’on peut établir une estimation presque exhaustive des mains courantes.

En 2010 le total des mains courantes établies s’élève à 1 046 151 contre 1 063 158 en 2009 soit une baisse plutôt modérée de 1,6 %.

En examinant par groupes les nomenclatures principales, les chiffres se présentent de la manière suivante :

En 2010 273 058 crimes et délits figurent dans les mains courantes, soit une baisse de 2%.

- 518 056 différends de toute nature ont été enregistrés par mains courantes, soit une baisse de 2,1%.

- et 123 503 faits de nuisances ou de troubles à l’ordre public, soit une baisse de 0,9%.

Nous n’avons retenu que les nomenclatures portant sur les chiffres les plus importants.

On peut constater que cette évolution à la baisse n’est pas aussi importante que celle présentée vendredi 21janvier 2011.

Il est important d’observer l’évolution du nombre de mains-courantes depuis 2008, puisque nous ne disposons pas de données exploitables pour les années antérieures.

A titre d’exemple la comparaison 2008-2009 fait apparaître une augmentation de 10% en matière de crimes et délits avec 278 484 signalements. Les différents de toutes natures ont augmenté de 3,4% avec 528 983 faits. Pour la même année le total des mains courantes s’établit à 1 063 158 soit une augmentation de 5,6% par rapport à l’année précédente.

L’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales avance le chiffre de 805 341 mains courantes en 2005 et de 1 O46 151 en 2010, toutes affaires confondues, soit une augmentation de 30%. L’activité des services de police a-t elle été supérieure aux années précédentes ? Les victimes ont-elles signalé plus de faits fantaisistes dans les commissariats ? Ou bien le système a-t-il recensé plus de mains-courante que les années précédentes.

En se reportant aux commentaires de l’ONDRP. on verra que son président prend beaucoup de précautions pour indiquer que les statistiques de la délinquance sont issues de l’état 4001 et qu’ils ne peuvent être le reflet de la réalité du phénomène criminel. Dans ces mêmes commentaires, qui sont répétés sur plusieurs années, il espère que les enquêtes de « victimation » viendront compléter l’étude statistique. Or les enquêtes effectuées ne démontrent pas qu’il y ait une baisse sensible de la délinquance. A l’exception de certaines atteintes aux biens (vol automobile, par exemple).

Que faut-il en conclure ?

Contrairement aux affirmations du gouvernement la délinquance n’a pas baissé durant les huit dernières années. Au mieux cette délinquance a stagné, et elle a même augmenté dans les rubriques les plus sensibles.

Comme le disait William Ewart Gladstone, qui a inspiré Churchill,

les statistiques sont (vraiment) la forme la plus élaborée du mensonge.

Sources : Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales. Se reporter également à partir de ce lien aux rapports annuels des années précédentes.

Voir aussi : Jean-Paul Grémy, « Les “défaillances de la mémoire” dans les enquêtes de victimation » Bulletin de méthodologie sociologique, 94 | 2007, [En ligne], Mis en ligne le 01 avril 2010. URL : http://bms.revues.org/index464.html. Consulté le 23 janvier 2011.

Mon blog : http://Jeanfrancoisherdhuin.blog.lemonde.fr

Article initialement publié sur Police et banlieue

Crédits Photos CC FlickR: zigazou76, ILRI, Martin Leroy, zigazou76

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La com’ rituelle du ministre de l’Intérieur http://owni.fr/2011/01/25/la-com%e2%80%99-rituelle-du-ministre-de-l%e2%80%99interieur/ http://owni.fr/2011/01/25/la-com%e2%80%99-rituelle-du-ministre-de-l%e2%80%99interieur/#comments Tue, 25 Jan 2011 11:09:09 +0000 Laurent Mucchielli http://owni.fr/?p=43800 Comme chaque année, le ministre de l’Intérieur fait sa com’ en annonçant au mois de janvier les prétendus « chiffres de la délinquance » de l’année écoulée. Le quotidien pro-gouvernemental Le Figaro en a eu la primeur, l’interview du ministre étant reprise sur le site officiel du ministère.

Bien entendu, les choses sont globalement positives, il ne saurait en être autrement. Depuis 2002 tout va mieux, tandis qu’avant c’était naturellement la catastrophe. En 2010, on constate des progrès qui sont entièrement dus aux décisions prises par le ministre. Et s’il reste des problèmes, soyons rassurés : le ministre a déjà pris les décisions qui s’imposaient pour 2011. On n’est pas loin d’Alice au pays des merveilles. Les choses sont cependant un peu plus compliquées.

Les statistiques de police ne sont pas les « chiffres de la délinquance »

Il faut d’abord marteler ce rappel fondamental : les statistiques de la gendarmerie et de la police ne sont pas « les chiffres de la délinquance ». Elles sont le résultat de l’enregistrement des procès-verbaux dressés par ces fonctionnaires, ce qui ne représente qu’une petite partie de la délinquance. Tout ce que les policiers et les gendarmes n’ont pas su, ou bien ont su mais n’ont pas « procéduralisé », n’est pas compté. Si les victimes n’ont pas porté plainte ou que leur plainte n’a pas fait l’objet d’un procès-verbal en bonne et due forme (on les a débouté, on a fait une simple « main courante »), la délinquance n’existe pas officiellement. En outre, les contraventions (même les plus graves, de 5ème classe) ne sont pas comptées, ni les délits routiers, ni la plupart des infractions au droit du travail, au droit de l’environnement, au droit fiscal, etc.

Non, décidément, il ne s’agit pas d’un baromètre fiable et représentatif de l’évolution de la délinquance. D’autant que les policiers et les gendarmes subissent depuis 2002 une pression inédite pour produire les « bons chiffres », et qu’il existe toute une série de techniques pour y parvenir. Face à des plaintes concernant des problèmes parfois réellement bénins (dispute familiale, bagarre de cour de récréation, échauffourée entre automobilistes, vol de pot de fleurs, carreau cassé, etc.), ils peuvent décider d’agir de façon informelle ou bien verbaliser et donc faire monter la statistique. Face à des plaintes en série concernant le même auteur, ils peuvent parfois faire autant de dossiers qu’il y a de plaignants ou bien les regrouper.

C’est par exemple ce qui s’est produit cette année concernant des infractions économiques et financières. La baisse des escroqueries et abus de confiance est liée au fait que ce sont de moins en moins les particuliers qui portent plainte et de plus en plus les banques, ce qui permet de regrouper une multitude de victimes dans une même affaire.

Bref : il n’est pas sérieux de continuer à croire ou faire semblant de croire que cette statistique nous informe sur l’état et l’évolution réels de la délinquance. Pour aller plus loin en ce sens, il faut en réalité se tourner vers les enquêtes (scientifiques) en population générale.

Au vu de cette statistique, il n’y a pas vraiment de quoi se vanter

Mais pour en rester ici à cette statistique de police et de gendarmerie sur l’année 2010, un examen attentif des chiffres devrait imposer un commentaire bien plus modeste au ministre. Certes, le total appelé « la délinquance » baisse d’environ 2 %. Mais quel sens a un tel chiffre ? On a mis dans le même sac les meurtres, les viols, les vols de scooters et de nains de jardin, les escroqueries, les « usages de stupéfiants » (joints fumés), les « infractions à la législation sur les étrangers », les pensions alimentaires non versées, les défauts de permis de chasse ou de pêche… (il y a 107 genres d’infraction dans la statistique de police, le 107ème étant « autres » !), on a secoué le tout et il en est ressorti « le chiffre de la délinquance ». Cela n’a strictement aucun sens.

En réalité, ce total dénué de sens baisse parce que ce qui l’a fait principalement augmenter pendant des décennies recule au contraire depuis le milieu des années 1990 : ce sont les vols de ou dans les voitures et les vols de deux roues. Et les ministres de l’Intérieur successifs n’y sont pour rien, ce sont davantage les systèmes antivols qui en sont responsables. La baisse est du reste confirmée par les enquêtes. Ensuite, cette baisse globale est due aux destructions-dégradations, ce qui n’est pas confirmé par les enquêtes et résulte sans doute en partie de quelques « ruses » dans le comptage, notamment celui des voitures brûlées comme on l’a récemment discuté à propos des incendies de la nuit du 31 décembre.

Mais ces deux baisses masquent des augmentations bien plus gênantes pour le ministre, en particulier celle des cambriolages et celle des vols commis sur la voie publique avec ou sans violence. Des délinquances qui touchent également la vie quotidienne des Français.

Quant aux violences interpersonnelles, elles continuent leur hausse apparente, mais il faut appliquer la même rigueur de raisonnement et dire que le ministre n’en est pas davantage responsable. Cette hausse est régulière depuis maintenant plusieurs décennies. Et les recherches montrent qu’elle résulte principalement non pas d’une transformation des comportements mais d’une plus forte dénonciation de comportements classiques tels que les violences conjugales et les bagarres entre jeunes.

Enfin, il n’y n’a pas non plus de quoi se réjouir de la baisse continue des délinquances économiques et financières ces dernières années. Elle ne signifie sans doute pas que ces infractions sont en voie de disparition dans la société française, mais bien plutôt que les services de police et de gendarmerie ont de moins en moins de temps à consacrer à ces délits plus compliqués et impliquant souvent des délinquants appartenant à des milieux plus aisés.

Non, décidément, le monde merveilleux d’Alice demeure une fiction.

Article initialement publié sur Mediapart

Illustrations CC Flickr: not françois, sjsharktank

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